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On lui parla ; elle répondit n'importe quoi. Le battement des tambourins mêlé à de grands déchirements de trompettes l'étourdissait.

Comme elle reprenait place dans son carrosse, une gerbe de rosés et des bouquets de violettes atterrirent sur ses genoux.

– Les fleurs ou « joies principales », dit une voix. Elles règnent sur Toulouse.

Angélique s'aperçut que ce n'était plus le marquis d'Andijos, mais l'autre, qui était à son côté. Afin de ne plus voir l'affreux visage, elle se pencha vers les fleurs. Peu après, la ville apparut, hérissée de tours et de clochers rouges. Le cortège s'engagea à travers les ruelles étroites, de profonds couloirs d'ombre où stagnait une lumière pourpre.

Au palais du comte de Peyrac, Angélique fut revêtue rapidement d'une magnifique robe de velours blanc, incrusté de satin blanc. Les attaches et les nœuds étaient soulignés de diamants. Tout en l'habillant, ses filles lui passaient des boissons glacées, car elle mourait de soif. À midi, dans un carillonnement de cloches, le cortège s'en fut à la cathédrale, où l'archevêque attendait les mariés sur le parvis. La bénédiction donnée, Angélique, selon la coutume des princes, descendit seule la nef. Le claudicant seigneur la précédait, et cette longue forme rouge et remuante lui parut soudain aussi extraordinaire sous ces voûtes embrumées d'encens que celle du diable lui-même. Dehors on eût dit que la ville entière était en fête. Angélique n'arrivait pas à concilier tant de tapage avec cet événement personnel que représentait son mariage avec le comte de Peyrac. Inconsciemment, elle cherchait ailleurs le spectacle qui donnait à la foule ces sourires bien fendus et le goût des cabrioles. Mais les yeux étaient tournés vers elle. C'est devant elle que s'inclinaient des seigneurs aux regards de feu, des dames somptueusement parées. Pour retourner de la cathédrale au palais, les nouveaux époux montèrent sur deux chevaux magnifiquement caparaçonnés. Le chemin, suivant les rives de la Garonne, était jonché de fleurs et les cavaliers aux habits rosés que le marquis d'Andijos avait appelés les « princes des amours », continuaient à y déverser de pleines panerées de pétales.

Sur la gauche, le fleuve doré scintillait, des mariniers dans leurs barques poussaient de grands vivats.

Angélique s'aperçut qu'elle s'était mise à sourire un peu machinalement. Le ciel si bleu et l'odeur des fleurs foulées la grisaient. Tout à coup, elle retint un cri ; elle était escortée par des petits pages à figure de réglisse qu'elle avait cru tout d'abord masqués. Mais elle comprenait soudain qu'ils avaient vraiment la peau noire. C'était la première fois qu'elle voyait des Nègres.

Décidément tout ce qu'elle vivait là avait quelque chose d'irréel. Elle se sentait extrêmement seule au sein d'un rêve ambigu dont, peut-être, au réveil, elle chercherait à se souvenir.

Et, toujours à son côté, elle distinguait, dans le soleil, le profil défiguré de l'homme qu'on appelait son mari et qu'on acclamait.

Des piécettes d'or tintaient sur les cailloux. Des pages en jetaient à travers la foule, et les gens se battaient dans la poussière.

*****

Aux jardins du palais, de longues tables blanches étaient disposées sous les ombrages. Du vin coulait des fontaines devant les portes, et les gens de la rue pouvaient y boire. Les seigneurs et les grands bourgeois avaient accès à l'intérieur. Angélique, assise entre l'archevêque et l'homme rouge, incapable de manger, vit dénier un nombre incalculable de services et de plats : terrines de perdreaux, filets de canards, grenades au sang, cailles à la poêle, truites, lapereaux, salades, tripes d'agneau, foie gras. Les desserts, crème frite garnie de beignets de pêche, confitures de toutes sortes, pâtisseries au miel, étaient innombrables, les pyramides de fruits aussi hautes que les négrillons qui les présentaient. Les vins de toutes les nuances, depuis le rouge le plus noir à l'or le plus clair, se succédaient. Angélique remarqua près de son assiette une sorte de petite fourche en or. Regardant autour d'elle, elle vit que la plupart des gens s'en servaient pour piquer leur viande et la porter à leur bouche. Elle essaya de les imiter, mais après quelques essais infructueux, elle préféra revenir à sa cuiller. On la lui avait laissée en voyant qu'elle ne savait pas se servir de ce curieux petit instrument que tout le monde appelait « fourchette ». Ce ridicule incident ajouta à son désarroi. Rien n'est plus difficile à supporter que des réjouissances auxquelles le cœur n'a point de part. Raidie dans son appréhension et sa rancune, Angélique se sentait excédée de tant de bruit et d'abondance. Nativement fière, elle n'en laissait rien paraître, souriait et trouvait un mot aimable à dire à tous. La discipline de fer du couvent des ursulines lui permettait de demeurer droite et d'un maintien superbe malgré la fatigue. Elle était seulement incapable de se tourner vers le comte de Peyrac et, consciente de ce que cette attitude avait de bizarre, elle reportait toute son attention sur son autre voisin l'archevêque. Celui-ci était un fort bel homme, dans l'épanouissement de la quarantaine. Il avait beaucoup d'onction, de grâce mondaine, et des yeux bleus très froids.

Seul de l'assemblée, il ne semblait pas partager l'allégresse générale.

– Quelle profusion ! quelle profusion ! soupirait-il en regardant autour de lui. Quand je pense à tous les pauvres qui chaque jour s'amoncellent devant la porte de l'archevêché, aux malades sans soins, aux enfants des villages hérétiques qu'on ne peut arracher à leurs croyances faute d'argent, mon cœur se déchire. Êtes-vous dévouée aux œuvres, ma fille ?

– Je sors à peine du couvent, monseigneur. Mais je serais heureuse de me consacrer à ma paroisse sous votre égide.

Il abaissa sur elle son regard lucide, et eut un mince sourire tandis qu'il se rengorgeait dans son menton un peu gras.

– Je vous remercie de votre docilité, ma fille. Mais je sais combien la vie d'une jeune maîtresse de maison est pleine de nouveautés qui requièrent toute son attention. Je ne vous enlèverai donc pas à elles avant que vous n'en émettiez le désir. La plus grande œuvre d'une femme, celle à laquelle elle doit apporter tous ses soins, n'est-ce pas d'abord l'influence qu'elle doit prendre sur l'esprit de son mari ? Une femme aimante, habile, de nos jours peut tout sur l'esprit d'un mari.

Il se pencha vers elle et les cabochons de sa croix épiscopale jetèrent un éclair mauve.

– Une femme peut tout, répéta-t-il, mais entre nous, madame, vous avez choisi un bien curieux mari...

« J'ai choisi..., pensait Angélique avec ironie. Mon père avait-il vu une seule fois cet affreux pantin ? J'en doute. Père m'aimait sincèrement. Pour rien au monde il n'aurait voulu faire mon malheur. Mais voilà : ses yeux me voyaient riche ; moi, je me voyais aimée. Sœur Sainte-Anne me répéterait encore qu'il ne faut pas être romanesque... Cet archevêque semble de bonne relation. Est-ce avec les gens de son escorte que les pages du comte de Peyrac se sont battus dans la cathédrale ?... »

Cependant, la chaleur écrasante cédait devant le soir. Le bal allait s'ouvrir. Angélique eut un soupir.

« Je danserai toute la nuit, se dit-elle, mais, pour rien au monde, je n'accepterai de rester seule un instant avec lui... »

Nerveusement, elle jeta un coup d'œil à son mari. Chaque fois qu'elle le regardait, la vue de ce visage couturé où brillaient des prunelles noires comme du charbon, lui causait un malaise. La paupière gauche, à demi fermée par le bourrelet d'une cicatrice, donnait au comte de Peyrac une expression d'ironie méchante. Renversé en arrière dans son fauteuil de tapisserie, il venait de porter à sa bouche une sorte de petit bâton brun. Un domestique se précipita tenant au bout d'une pince un charbon ardent qu'il apposa à l'extrémité du bâtonnet.