Выбрать главу

Cependant, elle ne s'avouait pas vaincue. Elle demanda à revoir le Père abbé :

– Qu'aurais-je fait sans la haine ? lui dit-elle. Si je n'avais pas eu la haine pour me soutenir, je serais morte de désespoir, je me serais détruite, j'aurais sombré dans la folie. Cet esprit de vengeance qui me possède, c'est comme l'armature qui me permet de demeurer vivante et lucide, croyez-moi.

– Je n'en doute pas. Il y a des heures dans la vie où nous ne pouvons subsister que par un secours spirituel, d'une force supérieure à la nôtre. L'esprit humain est d'une si faible résistance. Dans le bonheur il peut encore se suffire, mais dans la douleur, il lui faut se tourner ou vers Dieu ou vers le démon...

– Vous ne mésestimez donc pas la nécessité du sentiment dans lequel je me suis jetée ?

– Je ne mésestimerai jamais le pouvoir et la force spirituelle de Messire Lucifer. Je le connais trop bien.

– Ah ! vous vous égarez toujours dans des visions grossières. Vous ne comprenez rien à ce qui se passe sur la terre.

Elle allait et venait devant lui, superbe avec ses cheveux épars sur ses épaules, le menton haut levé, les yeux fulgurants, indifférente d'ailleurs à l'apparence qu'elle offrait, tant son combat intérieur concentrait toutes ses forces.

Le Père abbé, plus immobile et impassible qu'une statue, la suivait du regard, et à la voir passer et repasser ainsi, une fine ironie étirait sa bouche.

– Vous vous défendrez en vain de n'être pas possédée du démon, ma fille. Aux yeux des moins avertis, votre agitation elle seule, requerrait quelques gouttes d'eau bénite.

– Vous m'excédez ! cria-t-elle, je suis nerveuse parce que je veux me disculper et que j'ai perdu l'habitude de réfléchir à ces questions. Cette vindicte que vous me reprochez et qui m'a poussée à me dresser par les armes contre une tyrannie excessive, qui vous prouve qu'elle ne se rapproche pas plus de l'esprit de justice que le Christ a souhaité, que du mal destructeur ?

Il parut méditer l'argument.

– Vous n'êtes pas une adversaire facile, concéda-t-il. Parlez donc... Expliquez-vous...

Elle souffrait de parler après s'être tue si longtemps. Les mots se bousculaient à ses lèvres, ses phrases étaient hachées et comme arrachées de son cœur, dans un désordre qui l'exaspérait : le Roi, le bûcher, les dévots, Colin Paturel et M. de Breteuil, les pauvres des bas-fonds de Paris, son enfant égorgé, les protestants, la corruption, les impôts...

Que pouvait-il comprendre à tout ce fatras ? Rien ! Il ne pourrait que lui faire des sermons. De temps en temps, elle rejetait en arrière ses cheveux qui glissaient sur ses joues dans sa véhémence. Elle ne pouvait s'arrêter de marcher et de parler. Parfois, elle s'appuyait des deux mains à l'accoudoir de la cathèdre pour se pencher vers lui afin de mieux lui assener la vérité.

– Vous me faites grief du sang répandu par mes ordres. Mais celui répandu au nom de Dieu est-il moins rouge, moins criminel ?

Il opposait à sa colère et à sa rancœur un visage de pierre, un regard brusquement éteint et impénétrable.

– Oui, je sais ce que vous pensez reprenait-elle fiévreusement. Le sang des enfants protestants que l'on jette sur les piques est, bien entendu, impur ; par contre, les désirs d'un Roi sont sacrés, les souffrances du peuple sont justes et justifiées, et même méritées. Ils n'avaient qu'à ne pas naître misérables... Obéir aux grands, écraser les faibles... telle est la loi...

Elle était littéralement épuisée d'avoir tant parlé, le front en sueur, vidée...

Il se leva en rappelant que l'heure des complies s'annonçait. Elle le regarda s'éloigner au long du cloître, les mains dans ses manches, tel un long cierge sous sa capuche rabattue. Il n'avait rien compris. Il demeurait confit dans sa sérénité.

Cependant Angélique dormit mieux, cette nuit-là, et quand elle s'éveilla elle était comme allégée d'un poids énorme.

Le Père abbé la fit demander. Lui préparait-il une mercuriale ou un lénifiant sermon ? Elle était contente de croiser le fer. Elle entra, le front baissé et s'étonna de le voir éclater de rire.

– Vous vous préparez à foncer, il me semble, madame. Suis-je donc un ennemi si dangereux que la Révoltée du Poitou prépare contre moi toutes ses armes ?

– Ne me donnez plus ce titre, je vous prie, fit-elle gênée.

– Je vous en croyais fière.

Elle détourna les yeux, soudain lasse à mourir. Elle ne serait pas la plus forte.

– Je ne regrette rien, fit-elle je ne regretterai jamais rien de ce que j'ai fait.

– Mais vous vous faites peur à vous-même.

Angélique mordit sa lèvre inférieure.

– Vous ne pouvez rien comprendre, mon Père, à ce que j'éprouve.

– C'est possible. Mais je sens votre tourment et, surtout, je vois l'auréole ténébreuse qui vous environne...

– L'aura ? fit-elle rêveuse... Les saints musulmans en parlent... Mon aura est-elle si sombre, Père ?

– Vous tremblez à la seule idée de vous pencher sur vous-même. Que craignez-vous donc tant d'y voir ?

Elle le regarda fixement. Ces prunelles à la brillance de mercure, la pénétraient jusqu'à l'âme et elle ne pouvait détourner les siennes.

– Délivrez-vous, insista-t-il, sinon vous ne pourrez jamais revivre.

– Revivre ! Revivre ! Mais pourquoi revivre ? Je ne tiens pas à revivre.

Elle criait, pathétique, les deux mains sur sa gorge, comme si elle étouffait.

– Que voulez-vous que je fasse de la vie... je la vomis, je la hais... elle m'a tout pris... elle a fait de moi cette femme qui... oui, c'est vrai, qui me fait peur.

Brisée, elle se laissa tomber sur le tabouret.

– Vous ne pouvez pas comprendre, mais je mourrais volontiers.

– C'est absolument faux. Vous ne pouvez pas avoir le goût de la mort.

– Oh ! si, je vous l'affirme.

– Ce n'est qu'un réflexe de fatigue. Mais le goût de la mort, la saveur de la mort, sachez qu'elle ne vient qu'à ceux qui ont réussi leur vie – courte ou longue – qui ont accompli, qui ont vécu ce qu'ils désiraient vivre. C'est le chant du vieillard Siméon : « Mes yeux ont contemplé le Rédempteur du monde, je n'ai plus qu'à mourir. » Mais tant qu'un être ne s'est pas réalisé, tant qu'il a erré loin de son but, tant qu'il n'a connu que l'échec... il ne peut pas souhaiter mourir... L'oubli, le sommeil, le néant, oui... Fatigue de vivre ? Ce n'est pas la mort ; cela. La Mort, ce trésor que Dieu nous confie avec l'existence, cette promesse ineffable…

Angélique pensait à l'abbé de Lesdiguière, à son jeune visage illuminé « O mort, hâte-toi », disait-il. Elle pensait à Colin Paturel qui, tant de fois, avait été livré aux bourreaux et à ce qu'elle avait éprouvé elle-même lorsqu'elle était attachée à la colonne, sous les yeux cruels de Moulay Ismaël. Alors, elle aurait pu bien mourir, elle avait senti qu'elle s'en allait vers la splendeur. Mais pas aujourd'hui.

– Vous avez raison, fit-elle avec un subit effroi, je ne peux pas mourir maintenant, ce serait du gâchis.