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Lui, obscur officier, aller jusqu'au Roi ! Il ne connaissait personne.

– Si tu avais été là, Angélique ! Deux mois auparavant tu étais à la Cour, le Roi ne voyait que par toi, tu n'aurais eu qu'un mot à dire. Pourquoi mais pourquoi avais-tu disparu, en pleine ascension, en pleine gloire ! Ah ! si tu avais été là !

Une fois encore, Denis avait songé à Albert, celui dont la fortune semblait pour l'heure la mieux assurée. Joindre le Jésuite Raymond eût pris trop de temps et puis les Jésuites, si leur pouvoir est grand, n'aiment pas l'improviser. Or, le colonel avait dit : au coucher du soleil. Denis avait galopé à franc étrier jusqu'à Saint-Cloud. Monsieur était à la chasse et naturellement son favori l'accompagnait... Denis avait galopé derrière la chasse. Le temps d'atteindre Albert et il était midi. Il avait fallu convaincre Monsieur de se passer quelques heures de son compagnon, ce qui avait pris encore un certain temps.

– Il s'y connaît Albert en sourires, en chatteries, pis qu'une femme. Je les regardais jouer de l'œil et de leurs manchettes de dentelles, et je pensais à Gontran au pied de son arbre. Il me dégoûte, Albert, tu sais, mais il faut reconnaître qu'il n'a pas été lâche. Tout ce qu'on pouvait faire, il l'a fait. À Versailles, où nous sommes arrivés dans la soirée, il a frappé à toutes les portes. Il abordait tout le monde. Il ne craignait rien, ni d'importuner, ni de supplier, ni de flatter, ni de recevoir des rebuffades. Mais il fallait faire antichambre, attendre ici, attendre là. Je regardais le soleil descendre... Enfin M. de Brienne a bien voulu nous écouter. Il s'est absenté un moment. Puis il est revenu en nous disant que nous aurions peut-être des chances d'aborder le Roi lorsqu'il sortirait de son cabinet, où il recevait aujourd'hui les principaux échevins de Paris. Nous avons attendu avec les courtisans, dans le Salon de la Guerre, au bout de la Grande Galerie... tu connais ?

– Je connais.

La porte s'ouvrant, le Roi paraissant grave, majestueux, tandis qu'à sa vue les murmures se taisent, les fronts s'inclinent, les dames ploient en révérences dans un froissement de soie.

Le jeune Albert se précipitant à genoux, pâle, dramatique :

– Pitié, Sire, pitié pour mon frère Gontran de Sancé !

Le regard du Roi est lourd. Il sait déjà qui sont ces deux jeunes hommes et pourquoi ils sont là en suppliants. Pourtant il interroge :

– Qu'a-t-il fait ?

Ils baissent la tête.

– Sire, il se trouvait parmi ces hommes qui hier se sont révoltés et qui pendant quelques heures ont semé l'inquiétude dans votre palais.

Le Roi a une moue ironique :

– Un Sancé de Monteloup, un noble de vieille souche, parmi des maçons ! Quelle histoire me contez-vous là ?

– Hélas, Sire, elle est vraie. Notre frère a toujours eu d'étranges folies en tête. Pour peindre, et malgré la fureur de notre père qui l'a déshérité, il s'est fait artisan.

– Étrange folie, en effet.

– Notre famille l'avait perdu de vue. Ce n'est qu'à l'instant où on allait le pendre que mon frère Denis l'a reconnu.

– Et vous avez contrevenu aux ordres d'exécution ? demande le Roi, tourné vers l'officier.

– Sire... c'était mon frère !

Le Roi demeure glacé. Chacun sait quel fantôme passe et repasse entre les acteurs de ce drame, un nom qu'on ne prononcera pas, une silhouette légère et hautaine de femme, triomphale, parure de Versailles, et qui a disparu, s'est enfuie, laissant le roi atterré, blessé. Il ne peut pas pardonner. Quand il parle enfin, sa voix est sourde :

– Messieurs, vous appartenez à une famille turbulente et altière, que nous ne nous félicitons pas d'avoir parmi les nôtres. Vous portez dans vos veines le sang des grands féodaux pleins d'orgueil qui ont tant de fois ébranlé notre royaume. Vous êtes de ceux qui ont trop souvent tendance à se demander s'il faut oui ou non obéir au Roi et qui décident parfois que ce sera : non. Nous connaissons l'homme que vous nous demandez d'absoudre. Un être dangereux, impie, violent, qui s'est abaissé jusqu'aux esprits simples pour mieux les entraîner au mal et aux désordres. Nous avons fait prendre des renseignements sur lui. Quand nous avons appris son nom et sa filiation, quelle stupeur ! Un Sancé de Monteloup, dites-vous ? En quoi l'a-t-il prouvé ? A-t-il servi dans nos armées ? A-t-il payé l'impôt du sang que tout homme issu de noble race doit au royaume ? Non, il a dédaigné l'épée pour prendre le pinceau du peintre et le burin de l'artisan, s'avilir, rejeter les responsabilités qu'il devait à son nom et renier ses ancêtres en se commettant avec des esprits grossiers et en les préférant à sa caste. Car c'est ce qu'il déclara : qu'il préférait s'entretenir avec un maçon qu'avec un prince. Si nous avions acquis la certitude que cet homme au destin inexplicable était un malade un être débile, souffrant d'une tare qui le portait à des excès, à des vagabondages... Cela se rencontre dans les meilleures familles. Mais non... Nous l'avons entendu... Nous avons voulu l'entendre... Il nous a paru intelligent, volontaire, animé d'une étrange haine... Nous avons reconnu ce ton altier, plein de rancœur, bravant le Roi...

Louis XIV s'interrompit. Malgré sa maîtrise il y a dans son expression quelque chose d'indéfinissable qui fait peur. Une douleur profonde. Les yeux gris d'Albert de Sancé qui prennent en s'écarquillant une clarté virant –au vert, lui rappellent un autre regard. Il dit d'une voix sourde :

– ... Il a agi comme un fou, il doit payer sa folie. Qu'il meure du supplice infamant réservé aux misérables. Pendu ! Ne rêvait-il pas de pousser l'insolence jusqu'à se faire entendre du Parlement et le pousser à nous imposer l'ostracisme de manouvriers, comme jadis Étienne Marcel imposa, par la force et l'émeute, celle des corporations à notre ancêtre Charles V ?...

Ceci était pour les échevins de Paris, venus ce jour même présenter des revendications populaires, auxquelles le Roi ne voulait pas donner suite.

Le Roi passa, la main sur le pommeau d'or de sa canne d'ébène.

Le jeune Albert de Sancé avait eu une inspiration suprême.

– Sire, avait-il crié, levez les yeux. Vous verrez au plafond de Versailles le chef-d'œuvre de mon frère l'artisan. Il l'a peint pour votre gloire...

Un rayon rouge du soleil couchant venait des fenêtres et illuminait, là-haut, le dieu Mars dans son char tiré par les loups.

Le Roi, immobile, restait songeur. L'expression de la beauté qu'il aimait, dut le rapprocher un instant du révolté aux mains calleuses qui l'avait bravé, lui faire découvrir, fugitif, un monde où la noblesse humaine prenait d'autres perspectives. Et puis son esprit pratique s'en voulut brusquement de faire disparaître l'ouvrier capable de faire surgir de telles merveilles. Les vrais artistes, ceux qui allaient au-delà des recettes apprises, étaient rares. Pourquoi le responsable des travaux de Versailles, M. Perraut, ne l'avait-il pas averti du talent de celui-ci qu'on venait de condamner sans jugement ? Dans l'effroi causé par l'émeute, devant la colère du Roi, personne n'avait osé intercéder pour le mutin. Le Roi dit brusquement :

– Il faut surseoir à l'exécution. Nous voulons examiner le cas de cet homme...

Il se tourna vers M. de Brienne, lui dicta un ordre de grâce. Les deux frères, toujours à genoux, l'entendirent commenter.

– ...Il faudrait qu'il travaillât dans les ateliers de M. Le Brun.