Cette ville étrangère dans la ville grecque était, pour Chrysis, pleine de nuit et de dangers. Elle en connaissait mal l’étrange labyrinthe, la complexité des rues, le secret de certaines maisons. Quand elle s’y hasardait, de loin en loin, elle suivait toujours le même chemin direct vers une petite porte rouge; et là, elle oubliait ses amants ordinaires dans l’étreinte infatigable d’un jeune ânier aux longs muscles qu’elle avait la joie de payer à son tour.
Mais ce soir-là, sans même avoir tourné la tête, elle se sentit suivre par un double pas.
Elle pressa vivement sa marche. Le double pas se pressa de même. Elle se mit à courir; on courut derrière elle; alors, affolée, elle prit une autre ruelle, puis une autre en sens contraire, puis une longue voie qui montait dans une direction inconnue.
La gorge sèche, les tempes gonflées, soutenue par le vin de Bacchis, elle fuyait ainsi, tournait de droite à gauche, toute pâle, égarée.
Enfin un mur lui barra la route: elle était dans une impasse. À la hâte elle voulut retourner en arrière, mais deux matelots aux mains brunes lui barrèrent l’étroit passage.
«Où vas-tu, fléchette d’or? dit l’un d’eux en riant.
—Laissez-moi passer!
—Hein? tu es perdue, jeune fille, tu ne connais pas bien Rhacotis, dis donc? Nous allons te montrer la ville.»
Et ils la prirent tous les deux par la ceinture. Elle cria, se débattit, lança un coup de poing, mais le second matelot lui saisit les deux mains à la fois dans sa main gauche et dit seulement:
«Tiens-toi tranquille. Tu sais qu’on n’aime pas les Grecs ici; personne ne viendra t’aider.
—Je ne suis pas Grecque!
—Tu mens, tu as la peau blanche et le nez droit. Laisse-toi faire si tu crains le bâton.»
Chrysis regarda celui qui parlait, et soudain lui sauta au cou.
«Je t’aime, toi, je te suivrai, dit-elle.
—Tu nous suivras tous les deux. Mon ami en aura sa part. Marche avec nous; tu ne t’ennuieras pas.»
Où la conduisaient-ils? Elle n’en savait rien; mais ce second matelot lui plaisait par sa rudesse, par sa tête de brute. Elle le considérait du regard imperturbable qu’ont les jeunes chiennes devant la viande. Elle pliait son corps vers lui, pour le toucher en marchant.
D’un pas rapide, ils parcoururent des quartiers étranges, sans vie, sans lumières. Chrysis ne comprenait pas comment ils trouvaient leur chemin dans ce dédale nocturne d’où elle n’aurait pu sortir seule, tant les ruelles en étaient bizarrement compliquées. Les portes closes, les fenêtres vides, l’ombre immobile l’effrayaient. Au-dessus d’elle, entre les maisons rapprochées, s’étendait un ruban de ciel pâle, envahi par le clair de lune.
Enfin ils rentrèrent dans la vie. À un tournant de rue, subitement, huit, dix, onze lumières apparurent, portes éclairées où se tenaient accroupies de jeunes femmes Nabatéennes, entre deux lampes rouges qui éclairaient d’en bas leurs têtes chaperonnées d’or.
Dans le lointain, ils entendaient grandir un murmure d’abord, puis un retentissement de chariots, de ballots jetés, de pas d’ânes et de voix humaines. C’était la place de Rhacotis, où se concentraient, pendant le sommeil d’Alexandrie, toutes les provisions amassées pour la nourriture de neuf cent mille bouches en un jour.
Ils longèrent les maisons de la place entre des monceaux verts, légumes, racines de lôtos, fèves luisantes, paniers d’olives. Chrysis, dans un tas violet, prit une poignée de mûres et les mangea sans s’arrêter. Enfin ils s’arrêtèrent devant une porte basse et les matelots descendirent avec Celle pour qui on avait volé les Vraies Perles de l’Anadyomène.
Une salle immense était là. Cinq cents hommes du peuple, en attendant le jour, buvaient des tasses de bière jaune, mangeaient des figues, des lentilles, des gâteaux de sésame, du pain d’olyra. Au milieu d’eux grouillaient une cohue de femmes glapissantes, tout un champ de cheveux noirs et de fleurs multicolores dans une atmosphère de feu. C’étaient de pauvres filles sans foyer, qui appartenaient à tous. Elles venaient là mendier des restes, pieds nus, seins nus, à peine couvertes d’une loque rouge ou bleue sur le ventre, et la plupart portant dans le bras gauche un enfant enveloppé de chiffons. Là aussi, il y avait des danseuses, six Égyptiennes sur une estrade, avec un orchestre de trois musiciens dont les deux premiers frappaient des tambourins de peau avec des baguettes, tandis que le troisième agitait un grand sistre d’airain sonore.
«Oh! des bonbons de myxaire!» dit Chrysis avec joie.
Et elle en acheta pour deux chalques à une petite fille vendeuse.
Mais soudain elle défaillit, tant l’odeur de ce bouge était insoutenable, et les matelots l’emportèrent sur leurs bras.
À l’air extérieur, elle se remit un peu:
«Où allons-nous? supplia-t-elle. Faisons vite; je ne puis plus marcher. Je ne vous résiste pas, vous le voyez, je suis bonne. Mais trouvons un lit le plus tôt possible, ou sinon je vais tomber dans la rue.»
IV
Bacchanale chez Bacchis
Quand elle se retrouva devant la porte de Bacchis, elle était envahie de la sensation délicieuse que donnent le répit du désir et le silence de la chair. Son front s’était allégé. Sa bouche s’était adoucie. Seule, une douleur intermittente errait encore au creux de ses reins. Elle monta les marches et passa le seuil. Depuis que Chrysis avait quitté la salle, l’orgie s’était développée comme une flamme.
D’autres amis étaient rentrés, pour qui les douze danseuses nues avaient été une proie facile. Quarante couronnes meurtries jonchaient de fleurs le sol. Une outre de vin de Syracuse s’était répandue dans un coin, fleuve doré qui gagnait la table.
Philodème, auprès de Faustine, dont il déchirait la robe, lui récitait en chantant les vers qu’il avait faits sur elle:
«Ô pieds, disait-il, ô cuisses douces, reins profonds, croupe ronde, figue fendue, hanches, épaules, seins, nuque mobile, ô vous qui m’affolez, mains chaudes, mouvements experts, langue active! Tu es Romaine, tu es trop brune et tu ne chantes pas les vers de Sapphô; mais Persée lui aussi a été l’amant de l’Indienne Andromède[1].»
Cependant, Séso, sur la table, couchée à plat ventre au milieu des fruits écroulés, et complètement égarée par les vapeurs du vin d’Égypte, trempait le bout de son sein droit dans un sorbet à la neige et répétait avec un attendrissement comique:
«Bois, mon petit. Tu as soif. Bois, mon petit. Bois. Bois. Bois.»
Aphrodisia, encore esclave, triomphait dans un cercle d’hommes et fêtait sa dernière nuit de servitude par une débauche désordonnée. Pour obéir à la tradition de toutes les orgies alexandrines, elle s’était livrée, tout d’abord, à trois amants à la fois; mais sa tâche ne se bornait pas là, et jusqu’à la fin de la nuit, selon la loi des esclaves qui devenaient courtisanes, elle devait prouver par un zèle incessant que sa nouvelle dignité n’était point usurpée.
Seuls, debout derrière une colonne, Naucratès et Phrasilas discutaient avec courtoisie sur la valeur respective d’Arcésilas et de Carnéade.
À l’autre extrémité de la salle, Myrtocleia protégeait Rhodis contre un convive trop pressant.
Dès qu’elles virent entrer Chrysis, les deux Éphésiennes coururent à elle.
«Allons-nous-en, ma Chrysé. Théano reste; mais nous partons.
—Je reste aussi,» dit la courtisane.
Et elle s’étendit à la renverse sur un grand lit couvert de roses.
Un bruit de voix et de pièces jetées attira son attention: c’était Théano qui, pour parodier sa sœur, avait imaginé, au milieu des rires et des cris, de jouer par dérision la Fable de Danaé en affectant une volupté folle à chaque pièce d’or qui la pénétrait. L’impiété provocante de l’enfant couchée amusait tous les convives, car on n’était plus au temps où la foudre eût exterminé les railleurs de l’Immortel. Mais le jeu se dévoya, comme on pouvait le craindre. Un maladroit blessa la pauvre petite, qui se mit à pleurer bruyamment.