«Ne pas aimer ou ne pas vivre: voilà quel choix Dieu m’a donné. Qu’ai-je donc fait pour être punie?»
Et il lui revint à la mémoire des fragments de versets sacrés qu’elle avait entendu citer dans son enfance. Depuis sept ans, elle n’y pensait plus. Mais ils revenaient, l’un après l’autre, avec une précision implacable, s’appliquer à sa vie et lui prédire sa peine.
Elle murmura:
«Il est écrit:
»Il est écrit:
»Il est écrit:
»Il est écrit:
»Oh! s’écria-t-elle. C’est moi! c’est moi!
»Et il est écrit encore:
»Mais mon châtiment aussi est écrit!
»Et encore:
»Mais sait-on ce que dit l’Écriture, ajouta-t-elle pour se consoler. N’est-il pas écrit ailleurs:
Je ne punirai pas vos filles parce qu’elles se prostituent.[9]
»Et ailleurs, l’Écriture ne conseille-t-elle pas:
Va, mange et bois, car dès longtemps Dieu te fait réussir. Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs et que l’huile parfumée ne manque pas sur ta tête. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie de vanité que Dieu t’a donnés sous le soleil, car il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts, où tu vas.[10]»
Elle eut un frémissement, et se répéta à voix basse:
«Car il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse dans le séjour des morts où tu vas.
La lumière est douce. Ah! qu’il est agréable de voir le soleil.[11]
«Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, livre ton cœur à la joie, marche dans les voies de ton cœur et selon les visions de tes yeux, avant que tu ne t’en ailles vers ta demeure éternelle et que les pleureurs parcourent la rue; avant que la corde d’argent se rompe, que la lampe d’or se brise, que la cruche casse sur la fontaine, et que la roue casse au puits, avant que la poussière retourne à la terre, d’où elle a été tirée.[12]»
Avec un nouveau frisson elle se redit plus lentement:
«... Avant que la poussière retourne à la terre, d’où elle a été tirée...»
Et comme elle se prenait la tête dans les mains, afin de réprimer sa pensée, elle sentit tout à coup, sans l’avoir prévue, la forme mortuaire de son crâne à travers la peau vivante: les tempes vides, les orbites énormes, le nez camard sous le cartilage et les maxillaires en saillie.
Horreur! C’était donc cela qu’elle allait devenir! Avec une lucidité effrayante elle eut la vision de son cadavre, et elle fit traîner ses mains sur son corps pour aller jusqu’au fond de cette idée si simple, qui jusqu’ici ne lui était pas venue,—qu’elle portait son squelette en elle, que ce n’était pas un résultat de la mort, une métamorphose, un aboutissement, mais une chose que l’on promène, un spectre inséparable de la forme humaine,—et que la charpente de la vie est déjà le symbole du tombeau.
Un furieux désir de vivre, de tout revoir, de tout recommencer, de tout refaire, la souleva subitement. C’était une révolte en face de la mort; l’impossibilité d’admettre qu’elle ne verrait pas le soir de ce matin qui naissait; l’impossibilité de comprendre comment cette beauté, ce corps, cette pensée active, cette vie luxuriante de sa chair allaient, en pleine ardeur, cesser d’être, et pourrir.
La porte s’ouvrit tranquillement.
Démétrios entra.
II
La Poussière retourne à la terre
«Démétrios!» s’écria-t-elle.
Et elle se précipita...
Mais après avoir soigneusement refermé la serrure de bois, le jeune homme n’avait plus bougé, et il gardait dans le regard une tranquillité si profonde que Chrysis en fut soudainement glacée.
Elle espérait un élan, un mouvement des bras, des lèvres, quelque chose, une main tendue...
Démétrios ne bougea pas.
Il attendit un instant en silence, avec une correction parfaite, comme s’il voulait établir clairement sa disponibilité.
Puis, voyant qu’on ne lui demandait rien, il fit quatre pas jusqu’à la fenêtre, et s’adossa dans l’ouverture en regardant le jour se lever.
Chrysis était assise sur le lit très bas, le regard fixe et presque hébêté.
Alors Démétrios se parla en lui-même.
«Il vaut mieux, se dit-il, qu’il en soit ainsi. De tels jeux au moment de la mort seraient en somme assez lugubres. J’admire seulement qu’elle n’en ait pas eu, dès le début, le pressentiment, et qu’elle m’ait accueilli avec cet enthousiasme. Pour moi, c’est une aventure terminée. Je regrette un peu qu’elle s’achève ainsi, car, à tout prendre, Chrysis n’a eu d’autre tort que d’exprimer très franchement une ambition qui eût été celle de la plupart des femmes, sans doute, et s’il ne fallait pas jeter une victime à l’indignation du peuple, je me contenterais de faire bannir cette jeune fille trop ardente, afin de me délivrer d’elle tout en lui laissant les joies de la vie. Mais il y a eu scandale et nul n’y peut plus rien. Tels sont les effets de la passion. La volupté sans pensée, ou le contraire, l’idée sans jouissance n’ont pas de ces funestes suites. Il faut avoir beaucoup de maîtresses, mais se garder, avec l’aide des dieux, d’oublier que les bouches se ressemblent.»
Ayant ainsi résumé par un audacieux aphorisme une de ses théories morales, il reprit avec aisance le cours normal de ses idées.
Il se rappela vaguement une invitation à dîner qu’il avait acceptée pour la veille, puis oubliée dans le tourbillon des événements, et il se promit de s’excuser.
Il réfléchit sur la question de savoir s’il devait mettre en vente son esclave tailleur, vieillard qui restait attaché aux traditions de coupe du règne précédent et ne réussissait qu’imparfaitement les plis à godets des nouvelles tuniques. Il avait même l’esprit si libre qu’il dessina sur le mur avec la pointe de son ébauchoir une étude hâtive pour son groupe de Zagreus et les Titans, une variante qui modifiait le mouvement du bras droit chez le principal personnage.