Emmagasineurs d’images ! J’ai déjà tant dit, tant craché d’eux que j’ose à peine reprendre l’antienne. Et pourtant, dès que je fous le pif dans un haut lieu, je leur marche dedans, effroyables merdes à dragonnes. M’interfère sans le vouloir. M’interpose entre leur trou de balle noir crénelé et la carte postale en puissance. Je te parie la Lune, mon fils, qu’en lisière et arrière-plan de chiées de photos japonaises, hollandaises, teutonnes, parisiennes, tu trouveras la frime de Sana. Moi, bloqué par les simagrées d’un konkodak en posture. Mais pas assez défiant par rapport aux grands angulaires ! Moi, l’objection de conscience universelle, stoppé par un jean-foutre à petit bonnet ou à casquette longue visière qui concentre tout son individu sur un trou de voyeur, plus fasciné par une table de restaurant où galimafrent sa hideuse rombière et ses chiares abrutis que par Armstrong posant le pied (lequel, au fait ?) sur la Lune.
Quand je ne serai plus, je continuerai de faire de la sous-présence furtive dans les albums de famille ; pris en flagrant délit de haïssure fugitive. Le nombre de nœuds volants des cinq continents qui m’auront volé sans le savoir, kidnappé bel et bien avec leur Rolleimoncul, leur Bitaflex, leur Kodakon ! Qu’ils sachent que je leur porte plainte pour violation de gueule ! Outrage à homme libre ! Enlèvement suivi de séquestration ! J’exige qu’ils me retirent de leur vie cancrelate ! Qu’ils me gouachent le portrait, même si je ne suis qu’en lointain entre les palmiers, sinon je leur pisse dans la boîte à diapos, je leur défèque plein l’album pour les apprendre. Merde, moi je ne faisais que passer sur cette planète ! Juste pour dire de fabriquer quelques gosses, quelques polars, quelques conneries. Je comptais pas séjourner, je voulais pas laisser ma frite chez Pierre, Paul, Jacques ; ni chez Yukio, Azusa, Kanetoshi. J’arrive du néant, moi, et j’y retourne. Je refuse de laisser des scories.
Cette première inspection rapidement faite, après m’être acheté un chapeau de toile à la con, de grosses lunettes à la con et un T-shirt à la con sur lequel est écrit « Ne me touchez pas, je suis équipé en 220 volts ». Après avoir également fait emplette d’un crayon à cils pour me dessiner une moustache et d’un paquet de chouingomme pour gonfler mes lèvres, je vais attendre l’arrivée de l’hydroglisseur. Me tiens embusqué derrière une guitoune morose, peinte en gris, d’où je ne perds pas une miette du débarquement. La file des touristes s’étire entre les barrières conduisant au contrôle de police et des douanes. Les fonctionnaires britisches sont aussi raides et compassés qu’en Angleterre. Ils mènent la douane dure aux Nord-Africains, because la drogue. Ce qui les chicane surtout, c’est les femmes enceintes. Depuis qu’on a découvert que certaines d’entre elles se livraient au trafic de la came. Avant, les bonnes femmes passeuses s’en caraient là où j’ose pas dire, mais les gapians ont éventé la combine et se sont équipés d’un appareil pour les radioscoper. Comme les rayons X perturbent les grossesses, les dames en situation dite intéressante y coupaient. Les trafiquants s’étant aperçus de la chose ont voulu employer les futures mères comme véhicules. Mais les Rosbifs, dis, tu les connais ? Ils ont engagé des toubibs pour la bonne vieille exploration des familles.
La belle Iria, dans son tailleur pêche de chez Dior, avec son sac Hermès en croco beige[6], ils lui foutent une paix royale, bien qu’elle soit coloured woman.
Juste ouvrir son sac, pour dire. Le petit coup de périscope discret.
Elle sort du bureau, et aussitôt un homme l’aborde. Un Anglais, j’en jurerais. Assez corpulent, chauve, des moustaches bien taillées, le teint pourpre, l’œil clair. Il porte un costume blanc, une chemise bleue et une cravate mal nouée dans des tons gorge-de-pigeon, c’est-à-dire indéfinissables.
Il tient son bada à la main, un chapeau de paille noir agrémenté d’un ruban écossais ; s’incline devant Iria. Elle lui présente sa dextre qu’il presse avec componction. Une bagnole découverte, basse, genre Minimock, s’approche, pilotée par un jeune gars trapu en bras de chemise.
Iria l’escalade, pas le gars, la voiture, car le véhicule n’a pas de porte. L’est contrainte de relever haut sa jupe pour pouvoir enjamber le montant. J’ai le temps d’une vision blanche. Donc : slip blanc ! Sur sa peau d’ambre, ça doit en jeter ! Mon tricotin soubresaute malgré mon peu d’inclination pour cette déesse.
Marron, l’Antoine ! J’ai pas de tuture sous la main.
Juste le temps de mémoriser le numéro de la tire. Je cavale derrière. Va-t-elle quitter le territoire ?
Non : elle prend centre town ! Dieu soit loué.
Dans un patelin tellement exigu, il n’est pas duraille de retapisser une voiture aussi particularisée.
En chasse, Tonio ! Taïaut ! Taïaut !
Une ruelle blanche « éclaboussée de soleil » comme l’a écrit la lauréate du Prix Comumpier[7] dans son très remarquable ouvrage intitulé Le Bois Sansoif, grimpe à l’assaut d’une importante construction de style vaguement colonial. La tache jaune de la Minimock ressemble au cœur d’une marguerite (Duras) se détachant au milieu de ses pétaux. Des soldats de parade vont et viennent dans les abords immédiats.
M’a pas fallu long pour la retrouver, cette putain de Mini.
A l’angle de la street et d’une placette plantée d’orangers, se trouve un pub d’où s’échappent des relents de frigousse. Atmosphère très britannique bien que l’établissement fût tenu par un grand frisé à moustache noire, entièrement passé au brou de noix.
Je commande une bière. Un vieil unijambiste, en équilibre entre une paire de vétustes béquilles, malmène un appareil lumineux et bruyant. Sans céziguepâte qui se croit à Macao, la paix du pub serait virgilienne.
Je désigne la grande bâtisse au taulier.
— C’est quoi, cette grande boutique, là-bas ?
Il jette un rapide coup d’œil.
— La résidence du gouverneur, clapote-t-il en un anglais monosyllabique.
Dis, elle se met bien, la môme Iria, décidément. Ne fréquente que les endroits classe. Je la devine chébran tous azimuts.
L’uniguibolliste a paumé sa fraîche et béquille jusqu’à une table du fond. Il commande un grand coup de raide, histoire de se refaire un moral et s’abîme dans le souvenir de sa jambe perdue, la façon qu’elle avait un beau mollet et portait bien la chaussure. Il avait jamais vu une jambe droite pareille, et puis il a fallu cet éclat d’obus, ou bien cette balle, voire cet accident à la con, j’sais pas mais c’est pareil, pour qu’il se trouve veuf d’elle, à faire la cloche entre deux perchoirs à perroquet. Un mec qui avait fait second au cent yards, jadis ! T’avoueras, la vie, quel pot à merde !
Il en rouscaille encore, quarante balais et mèche plus tard, mister Martin. Des yeux troubles aperçoivent des choses enfuies qui jamais plus ne reviendront. Des gros lambeaux de passé flottant au vent de la mémoire comme une chemise fixée à une rame transformée en mât sert de pavillon à des naufragés (du moins sur les dessins moristiques).
Un léger glissement se fait entendre derrière moi.
6
Les crocodiles beiges sont les plus recherchés, de même que les lie-de-vin ; mais y en a de moins en moins.