Parvenu à Pantruche, je note que ma tenue singulière, taillée dans des vêtements Louis XIV, passe moins inaperçue qu’au grand soleil brûlant de la pointe extrême sud de l’Europe. Certaines gens froncent les naseaux comme si j’étais pis que punk ; mais à Paris on en a vu d’autres, non ?
Le taxi duquel je m’approche renifle en me voyant grimper dans son bahut bien tenu : petits chiens en peluche suspendus à la tige du rétroviseur, photo de sa bonne femme, moche à le faire capoter et de son petit enfant au regard déjà con collée au tableau de bord. Ça fouette l’essence de pin. Des écriteaux exigent comme ça de ne pas fumer, de ne pas mettre les pieds sur les banquettes, de ne pas parler au conducteur, de ne pas se munir de son chien et je ne sais quoi encore, ce qui rend la cohabitation délicate.
— C’est pour où est-ce ? demande le driver, irrité par mon mutisme.
Je lui montre l’écriteau intimant de ne pas lui parler et fais un geste d’impuissance désolée.
Il s’enrogne.
— Je prends pas les loustics comme vous ! aboie cet homme-roquet.
Je tire ma carte de perdreau et la lui montre en soulignant de l’ongle les mots « Préfecture de Police ».
Indécis, il ferme sa pauvre grande gueule et décarre. Pour se passer les nerfs, il branche la radio. Qu’on tombe en pleines informations ; ça cause de Green-Machin et de Chaude-Peace, et aussi d’une crise politique en Belgique sur le point d’être dénouée et encore de je ne sais quel festival du film qui fait penser à un champ de navets…
Je retrouve mon Paname avec un bonheur renouvelé. En cette fin d’été il a récupéré son aspect d’autrefois. Les aoûtiens (qui sont les Martiens de notre planète) n’ont plus la rate au court-bouillon et se déplacent comme des êtres vivants à raison de vingt-quatre images seconde.
Tout est bien, beau, serein. Le conducteur mâchonne des rancœurs. Il est de ces hargneux qui ne se mêlent pas au concert universel et qui en veulent à tout ce qui existe d’exister.
Le brigadier Poilala est de service dans l’antichambre.
— Tiens, lui fais-je, quelle surprise, vous voilà attaché au ministère, à c’t’heure ?
Il rengorge.
— C’est le Gros, je veux dire M. le ministre, qui a voulu. Il m’a l’habitude, comprenez-vous ? On a eu été les deux doigts de la main, comprenez-vous ?
Je comprends.
Ajoute que je souhaite être reçu dans les meilleurs délais par le meilleur des laids.
— Pour vous, commissaire, bien que M. le ministre fût terriblement occupé, ça ne devrait pas poser de trop gros problèmes, dit-il en dégoupillant son combiné téléphonique.
Il m’annonce (d’habitude j’ajoute « apostolique », parce que c’est très marrant, mais je t’en fais grâce cette fois-ci).
— C’est bien ce dont je prévoyais : vous pouvez t’entrer ! déclare Poilala, radieux.
Il est pour la perdurance des amitiés à travers la réussite.
Un huissier professionnel se devrait de m’ouvrir la porte, mais on reste en terre copine et je vais actionner moi-même le gros loquet de cuivre ciselé.
Son Excellence se trouve en corps de chemise devant une faramineuse choucroute posée sur son sous-main et qu’il attaque à l’arme blanche après l’avoir badigeonnée de moutarde. Le dos voûté, la tête à l’aplomb de la choucroute, le ministre bouffe dans un grand élan lyrique de la tripe.
— Tézig[11], ça fait une paye ! me lance-t-il d’un ton rogue…
— Mission ultra-privée, jeté-je en manière d’excuse.
L’Excellence éclate, ce qui provoque la chute d’une francfort, laquelle va rouler sur un dossier ouvert et marqué « Top secret ».
— Y a pas plus d’mission ultra-privée qu’ de beurre dans mon slip, j’aimerais que tu le susses ! Qui t’est-ce est miniss, ici ? Whmmm ? C’est toi-ce ou moi-ce, whmmm ? Au plus qu’une mission est ultra-privée, qu’au plus elle est d’ mon ressortissement, whmmm ? C’est qu’est-ce que c’est, ta mission ? Whmmm ? Et c’est qui est-il qui t’ l’a confiée, si j’serais pas trop indiscret, whmmm ?
— Le Président !
L’énergumène stoppe sa furie. Il récupère la saucisse fugueuse sur le dossier, mais elle est tellement vaselinée de moutarde qu’elle lui échappe et roule sur le parquet, la coquine.
D’un geste agacé, il sonne Poilala.
Arrivée du brigadier, lequel rectifie la position.
J’assiste alors à la scène ci-dessous :
Poilala :
— A vos ordes, m’sieur l’ministre.
Bérurier :
— Poilala, mon p’tit gars, vous voulez-t-il m’ramasser c’te garce de saucisse qu’a roulé sous mon burlingue.
Poilala :
— Extrêmement volontiers, m’sieur l’ministre.
Il se met à quatre pattes pour capturer la francfort en fuite et la ramener au bercail. Au bout d’un instant de lutte dans la pénombre du sous-bureau il la brandit triomphalement.
— Je la tiens, m’sieur l’ministre. Que dois-je-t-il en faire ?
Béru :
— J’vous répondrais bien quèqu’ chose, mon p’tit gars, mais comme elle est induite d’ moutarde, c’serait pas gentil pou’ vos émeraudes.
Il présente la main. La saucisse lui est remise solennellement et Bérurier l’enfourne d’un seul happement. Bruit de mastication évoquant la traversée d’un marécage par un détachement du génie.
Coup de glotte en chasse d’eau type Jacob-Delafon.
— J’vous r’mercille, Poilala, bien aimab’.
— Toutavotdisposition, m’sieur l’ministre.
Fin de la scène.
Nous nous retrouvons seuls. Je prends un siège. Le ministre rêvasse un instant sur sa choucroute, puis se détourne pour cueillir une bouteille de Gewurztraminer posée près de son fauteuil. Il s’en injecte quelques centilitres au goulot. Aimable, il me propose la boutanche.
— Une rincelette, Sana ?
— Sans façon.
— T’as tort, c’est du feurste, j’en ai reçu deux caisses d’un mec que j’lui ai épongé ses contredanses. Faut dire qu’il en avait morflé une tripotée !
Puis, reprenant son tête-à-tête avec la choucroute, il enchaîne, la bouche déjà comble :
— Bon, pour en reviendre à tes moutons, quoi t’est-ce t’attends d’ moi ?
— Besoin que tu donnes des instructions pour qu’on place deux gonziers sur table d’écoute.
— Fastoche.
— Je sais, mais je ne peux le faire sans ton accord.
Il rengorge. Ce rappel de sa puissance le paonne de partout, Alexandre-Benoît. Oui, il est quelqu’un d’important, de haut placé, une huile ! Comme tous les hommes partis du bas, sa position élevée lui flanque un peu le tournis. Les hommes, ils grimpent, ils grimpent sans se retourner. Arrivés au sommet, le vertige les fait tomber.
Il sort un document d’un tiroir.
— Remplis-le, j’ai les mains occupées.
Je place les noms et adresses de Peter Stone-Kiroul et du maharaja de Mormoalkipur.
— Tamponne ! ordonne l’Excellence en m’indiquant le sceau du sot.
Je tamponne.
— Attends, je vas l’ signer, passe-moi l’estylo qu’est laguche. J’ai horreur d’écrire av’c une plume, mais dans ma posture, tout ce dont j’écris d’vient document d’Etat, nécessair’ment.
— Nécessairement, répété-je.
Il trace un interminable Bérurier plein de boucles, de contre-boucles et autres poils de cul frisés, ornant en outre le document d’une auréole graisseuse, d’une tache d’encre et d’une fiente de moutarde Amora extraforte (ma préférée).
— V’là qu’est fait, mon cher, dit-il en poussant le formulaire vers moi, ce qui l’agrémente de trois empreintes digitales parfaites, réalisées encre et graisse.
11
Zig ou tézig peuvent également s’écrire zigue ou tézigue. Claudel, par exemple, dans le Soulier de satin, emploie l’expression « cézigue pâteux », tandis qu’au contraire, Péguy, dans sa Jeanne d’Arc, parle « d’un zig à la manque ».