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* * *

A eux deux, Kelso et Rapava avaient éclusé les mignonnettes, et ils étaient passés à une sorte de vodka poivrée artisanale que le vieux conservait dans un flacon de fer-blanc tout cabossé. Dieu seul savait avec quoi il l’avait faite. Avec du shampoing peut-être. Il la renifla, éternua, cligna des yeux et en servit un verre plein à ras bord à Kelso. Le liquide, un peu gras, était d’une couleur gorge-de-pigeon, et Kelso sentit la nausée l’envahir :

« Alors, Staline est mort », dit-il, essayant d’échapper à la gorgée qui l’attendait. Les mots lui semblaient impossibles à articuler. Il avait la mâchoire engourdie.

« Staline est mort. » Rapava secoua la tête d’un air désolé. Il se pencha soudain en avant pour trinquer. « Au camarade Staline !

— Au camarade Staline. »

Ils burent.

* * *

Staline mourut donc. Tout le monde paraissait fou de chagrin. Tout le monde, sauf le camarade Beria, qui lut son éloge du défunt, devant les milliers d’orphelins hystériques présents sur la place Rouge, comme une annonce de chef de gare, et que cela fit bien rire ensuite avec les garçons.

Cela se sut.

Remarque que Beria était quelqu’un d’intelligent, de beaucoup plus intelligent que toi, mon garçon — il t’aurait avalé tout cru dès le petit déjeuner. Mais les gens intelligents font tous la même erreur. Ils prennent tous les autres pour des imbéciles. Et il n’y a pas que des imbéciles. La plupart sont juste un peu plus lents, c’est tout.

Le patron s’est vu au pouvoir pour vingt ans. Il n’a pas duré trois mois.

C’était au mois de juin, la matinée touchait à sa fin et Rapava était de garde avec l’équipe habituelle — Nadaraïa, Sarsikov, Doumbadzé — lorsqu’on annonça une réunion spéciale du Praesidium dans le bureau de Malenkov, au Kremlin. Et comme cela se passait justement chez Malenkov, le patron ne s’est pas méfié. Qui était le gros Malenkov ? Le gros Malenkov n’était rien. Ce n’était qu’un gros ours brun pas très fin. Le patron tenait Malenkov au bout d’une laisse.

Ainsi, quand il se rendit à la voiture pour aller à la réunion, il ne portait même pas de cravate, juste une chemise à col ouvert et un vieux complet usé. Pourquoi aurait-il porté une cravate ? Il faisait chaud, Staline était mort, Moscou regorgeait de filles et il allait rester au pouvoir pendant vingt ans.

La cerisaie du fond du jardin venait seulement de perdre ses fleurs.

Ils arrivèrent devant les bureaux de Malenkov et le patron monta le voir pendant que le reste de la troupe prenait place dans l’antichambre, près de l’entrée. Alors les gros bonnets arrivèrent un à un, tous les camarades dont Beria avait pris l’habitude de se moquer derrière leur dos : ce vieux « cul serré » de Molotov, ce gros paysan de Khrouchtchev, cette chochotte de Vorochilov et enfin le maréchal Joukov, véritable paon faisant la roue avec sa collection de rubans et de médailles en fer-blanc. Ils montèrent tous et Nadaraïa se frotta les mains avant de lancer à Rapava : « Eh bien, Papou Guerassimovitch, qu’est-ce que tu dirais d’aller nous chercher un peu de café à la cantine maintenant ? »

La journée s’écoula. Nadaraïa montait de temps en temps voir ce qui se passait, mais redescendait toujours avec le même message : réunion toujours en cours. Une fois encore ; et alors ? Il n’était pas rare que le Praesidium se réunisse pendant des heures. Cependant, à huit heures, le chef des gardes du corps prit un air soucieux, et, à dix heures, alors que la nuit estivale commençait à tomber, il leur dit à tous de le suivre en haut.

Ils forcèrent le barrage des secrétaires de Malenkov et pénétrèrent dans la grande salle. Elle était vide. Sarsikov essaya les téléphones : ils étaient coupés. Une chaise avait été renversée et par terre, à côté, ils trouvèrent des bouts de papier, chacun d’eux portant, à l’encre rouge, et de la main de Beria, la simple mention : « Alerte ! »

Ils auraient peut-être dû se battre, mais à quoi cela aurait-il servi ? Ce n’était rien de moins qu’une embuscade, une opération de l’Armée rouge. Joukov avait même fait venir des chars, il avait fait poster une vingtaine de T-34 derrière la maison du patron (comme Rapava l’apprit plus tard). Il y avait des voitures blindées à l’intérieur du Kremlin. C’était sans espoir. Ils n’auraient pas tenu cinq minutes.

Les garçons furent séparés sur-le-champ. On conduisit Rapava dans une prison militaire de la banlieue nord où l’on s’arrangea pour lui faire connaître une bonne dizaine de tabassages différents ; on l’accusa de procurer des petites filles au patron, on lui montra des témoignages écrits et des photographies des victimes et on lui donna enfin une liste de trente noms que Sarsikov (le grand Sarsikov toujours prêt à rouler des mécaniques… tu parles d’un dur !) avait crachée par écrit dès le deuxième jour.

Rapava ne dit rien. Tout ça le rendait malade.

Puis, une nuit, une dizaine de jours après le coup d’État — car Rapava voyait toujours cela comme un coup d’État —, on le rafistola, on le nettoya, on lui donna un uniforme propre de la prison et on le conduisit, menottes aux poignets, au bureau du directeur où il devait voir un grand ponte du ministère de la Sécurité d’État. C’était visiblement un cador, un vrai salaud qui devait avoir entre trente et quarante ans, se disait ministre délégué et annonça qu’il voulait parler des papiers personnels du camarade Staline.

Rapava fut attaché à la chaise par ses menottes, et l’on fit sortir les gardiens de la pièce. Le ministre délégué prit place derrière le bureau du directeur. Il y avait un portrait de Staline sur le mur, derrière lui.

« Il semble, commença le ministre délégué après avoir dévisagé Rapava pendant quelques minutes, qu’au cours de ces dernières années le camarade Staline ait pris l’habitude, pour s’aider dans son travail considérable, de prendre des notes. Ces notes étaient parfois consignées sur des feuilles de papier à lettres ordinaire, et parfois dans un cahier d’exercices à couverture de toile cirée noire. Seuls certains membres du Praesidium, ainsi que le camarade Poskrebichev, secrétaire de longue date du camarade Staline que le traître Beria a fait emprisonner sous des accusations mensongères, connaissaient l’existence de ces notes. Tous les témoins assurent que le camarade Staline conservait ces papiers dans son bureau personnel, à l’intérieur d’un coffre dont lui seul avait la clé. »

Le ministre délégué se pencha en avant. Ses yeux sombres scrutèrent le visage de Rapava.

« Après la mort tragique du camarade Staline, on a essayé de retrouver cette clé. En vain. Le Praesidium a donc décidé de faire forcer le coffre, en présence de la totalité de ses membres, afin de voir si le camarade Staline n’aurait pas laissé des documents pouvant revêtir une valeur historique, ou qui pourraient aider le Comité central à désigner le successeur du camarade Staline, ce qui représente une responsabilité terrible. »

Le coffre fut donc forcé sous l’œil attentif des membres du Praesidium, et trouvé vide, mis à part quelques objets mineurs comme la carte du Parti du camarade Staline.

« Et maintenant, annonça le ministre délégué en se levant lentement, nous touchons au cœur du problème. »

Il fit le tour du bureau et s’assit sur le bord, juste devant Rapava. (Oh, c’était un sacré gaillard, je te le dis, mon garçon, une vraie baraque.)

« Nous savons, reprit-il, par le camarade Malenkov, qu’au petit matin du 2 mars tu t’es rendu à la datcha de Kountsévo en compagnie du traître Beria, et que vous êtes restés tous les deux seuls avec le camarade Staline pendant quelques minutes. Avez-vous pris quelque chose dans la chambre ?