Il se remit à nager vers l’énorme jonque, comme si le sampan n’existait pas. Heureusement, elle avançait seulement à trois ou quatre nœuds. Le sampan effectua un brusque virage, n’osant pas l’assassiner en présence de témoins… Devant son obstination, l’homme qui l’avait aperçu se pencha et jeta un cordage qui fouetta l’eau comme un serpent. D’un ultime effort, Malko s’en saisit et se laissa haler. Le sampan s’éloigna avec un rugissement de moteur plein de hargne… On déroula une échelle de corde et Malko se hissa le long de la coque. Il prit pied sur le pont devant les visages hilares et étonnés de plusieurs Malais.
— Accident ! expliqua Malko.
Ils s’en foutaient. On lui fit ôter ses vêtements mouillés et il se sécha avec une vieille couverture. La jonque continuait son chemin avec une sage lenteur. A la hauteur du dôme de la Mosquée, le lumignon d’un autre sampan apparut. Hélé par l’équipage, il s’approcha de la jonque. Après quelques explications, Malko sauta dedans. Direction l’embarcadère… Ses vêtements trempés lui collaient à la peau. Il se hâta de regagner sa voiture.
Quand il pénétra dans le hall du Sheraton, le concierge le regarda avec stupéfaction.
— J’ai eu un accident je suis tombé d’un sampan, expliqua Malko en souriant.
Il ne commença à se détendre que sous sa douche. Maintenant c’était une guerre à mort entre lui et les gens du Palais. Han-Su ne parlerait pas. II avait beau avoir la certitude absolue qu’elle avait joué le rôle de Peggy Mei-Ling, cela ne le menait nulle part. Le cordon sanitaire établi autour des coupables était bouclé. Même s’il restait à Brunei, il ne trouverait plus rien de ce côté-là.
La voix enjouée d’Angelina Fraser réveilla Malko.
— Ton expédition s’est bien passée, hier soir ?
— Pas vraiment, fit-il.
Angelina écouta son récit, le ponctuant d’exclamations horrifiées.
— Je crois que tu ne vas nulle part avec cette histoire, conclut-elle, même si ton hypothèse est sûrement la bonne. De toute façon, tu vas te changer les idées ce soir. Tu te souviens que nous allons à la soirée qui clôture le match de polo, à Jerudong. Ça, c’est la première bonne nouvelle.
— Et quelle est la seconde ?
— Mon mari vient de partir pour Singapour.
Un ange passa, avec « salope » marqué sur le front. Dans ce domaine, Angelina Fraser pouvait espérer la Médaille d’or.
— Nous ne serons pas loin de la beach-house du prince Mahmoud, remarqua Malko. De nuit, c’est peut-être plus facile de s’y glisser.
Angelina pouffa.
— Tu es toujours à la recherche de ta Chinoise… On verra. OK, je passe te prendre à huit heures.
L’ambassadeur des Etats-Unis secoua la tête avec lenteur, les pieds allongés sur la table basse en face de lui.
Malko venait de lui rapporter par le détail les derniers développements de l’affaire Sanborn. L’ex-avocat avait pris de nombreuses notes et approuvé tout ce que Malko avait fait. Mais chez lui, l’avocat prenait vite le dessus sur le diplomate.
— You don’t have a case[23] ! fit-il.
— Pourquoi ? demanda Malko frustré Tout se tient.
— Il faut raisonner comme si nous allions devant une Cour, expliqua le diplomate. N’oubliez pas que nous avons affaire à des gens de mauvaise foi. Vos témoins sont morts ou disparus.
Si vous trouviez Peggy Mei-Ling, évidemment, ce serait différent. Parce qu’elle connaît forcément les meurtriers. Mais comment la récupérer dans la beach-house du prince Mahmoud qui est aussi bien défendue que le palais du Sultan ? L’attentat dont vous avez failli être victime hier soir n’a pas eu de témoins et vous ne pouvez accuser personne. Ma conviction rejoint la vôtre, mais à ce stade, il m’est impossible d’intervenir auprès du Sultan et de lui dire : « On vous a escroqué et voici les preuves… » Il me jetterait dehors. Les Malais n’aiment pas les étrangers, et ils s’en méfient.
Le silence retomba, troublé seulement par le vrombissement des moteurs sur la Brunei River. L’ambassadeur leva son verre de Johnny Walker.
— Take it easy, Malko ! Nul n’est tenu à l’impossible. Vous avez déjà fait un splendide boulot d’enquête. Mais je n’ai pas envie que vous disparaissiez comme John, qu’on ne retrouvera jamais. Il doit être enterré quelque part dans la jungle. Mon pays est assez riche pour foutre en l’air vingt millions de dollars… Ça ne vaut pas votre vie. Je n’ai aucune autorité sur vous, mais je vous conseille de dételer… Ici, je ne peux rien pour vous protéger. Mon collègue allemand, qui représente les intérêts de l’Autriche, encore moins. Angelina Fraser m’a dit qu’elle vous emmenait ce soir. Laissez-vous distraire…
Il lui adressa un clin d’œil. Apparemment les frasques de la jeune femme nourrissaient les potins de l’ambassade.
— Merci, monsieur l’ambassadeur, dit Malko. Je vais suivre vos conseils.
L’estomac noué de rage, Malko remonta dans sa Toyota. Sa dernière chance était cette soirée à Jerudong.
Le faisceau puissant d’une lampe-torche éclaira l’intérieur de la Volvo, balayant les jambes et la poitrine d’Angelina Fraser, presque indécente dans une robe bleue à paillettes couvrant à peine un tiers de ses cuisses. Maquillée comme la Reine de Saba, inondée de parfum, elle vibrait de sexualité. Le civil britannique qui les avait stoppés à l’entrée de Jerudong Park examina longuement son invitation avant de la lui rendre.
— Le parking est à côté du Club House, dit-il d’une voix indifférente. Suivez les flèches.
— C’est pire que Fort Knox, remarqua Malko.
— Le Sultan adore les gadgets électroniques, répliqua Angelina. Les radars, les trucs infrarouges, etc. Et ici, c’est le saint des saints. Un des rares endroits où il vient régulièrement.
Ils traversèrent une partie du golf et Angelina gara sa Volvo dans un coin sombre du parking déjà encombré. Avant de descendre, elle se tourna vers Malko, les yeux brillants.
— Je meurs d’envie de t’embrasser, dit-elle, mais je ne peux pas ficher en l’air mon maquillage… Mais tu ne perds rien pour attendre.
A peine hors de la voiture elle lui prit la main et l’entraîna vers les lumières du Club House. Une trentaine de couples buvaient un verre dehors. A l’intérieur, Malko aperçut des buffets dressés sur des tables. Il y avait environ un tiers d’étrangers. Les femmes étaient plutôt habillées, les hommes en chemise. Angelina et Malko se mêlèrent à la foule. II attrapa un jus d’orange sur le plateau d’un garçon, y trempa ses lèvres et faillit éclater de rire c’était presque du gin pur.
Malko repéra soudain une silhouette connue : la princesse Azizah en compagnie d’un Brunéien en calot noir national, petit et râblé. Ils échangèrent un sourire, intercepté par Angelina.
— Tu la connais ?
— Je l’ai rencontrée une fois à la banque, fit-il. Elle allait voir Lim Soon.
— Elle est très sympa, remarqua Angelina. C’est une cousine du Sultan qui passe sa vie en Europe. Elle a été mariée à un lord anglais, juste le temps de s’apercevoir qu’il n’aimait que son argent et les très jeunes gens roux… Ici, elle s’ennuie à mourir. Ce soir, elle est avec le ministre des Finances. C’est son amant actuel.
— Tiens, voilà le tien, remarqua Malko.
Al Mutadee Hadj Ali venait d’apparaître. Le silence se fit. Le sultan Hassanal Bolkiah émergea de l’obscurité, suivi de deux gardes du corps britanniques. Calot noir sur la tête, tenue Mao bleue, un sourire lointain aux lèvres. Tout ce qui se trouvait dans un rayon de dix mètres se plia en deux à embrasser le sol. Le souverain se dirigea vers la ta centrale et s’assit immédiatement.