- C'est... c'est grave, docteur ?
A priori, ses larmes doivent fortement troubler sa vision pour qu'il puisse confondre Frankenstein avec son docteur. Mais Maltazard le prend bien. Il est même flatté par sa méprise.
- Si vous parlez de moi, je pense que ça va pas aller en s'arrangeant, mais si vous parlez de votre femme, je crois qu'elle survivra ! répond-il avec humour.
- Oh merci, docteur ! Merci ! fait Armand, ravi de cette nouvelle.
Il lui attrape même la main et la secoue allègrement. C'est surtout ce qu'il ne fallait pas faire.
- C'est bon, lâchez-moi maintenant ! s'inquiète Maltazard, sachant son costume fragile.
Mais Armand est trop heureux et secoue le bras du docteur comme une vieille branche de prunier. La comparaison n'est d'ailleurs pas si mauvaise car l'habit de Maltazard craque de partout et laisse entrevoir sa vieille peau desséchée, aussi rugueuse que l'écorce d'un arbre.
- Arrête donc, imbécile ! hurle-t-il soudain, ce qui est toujours surprenant de la part d'un docteur.
Mais la colère n'est jamais bonne conseillère et elle lui déchire son masque. La véritable identité du docteur se dévoile alors. Il n'est pas humain et encore moins docteur. C'est M le maudit, le prince des ténèbres.
Armand s'essuie les yeux pour effacer ses larmes de bonheur. Il n'aurait pas dû. Il tombe immédiatement dans les pommes, sur sa femme, comme si le canapé ne servait qu'à récolter les fruits.
Marguerite a aussitôt un haut-le-cœur tandis qu'Archibald a soudain un flash :
- Je savais bien que j'avais déjà entendu cette horrible voix quelque part ! se réjouit le vieil homme, totalement inconscient du danger qui le menace.
Maltazard déchire ce qui lui reste d'habits et retrouve, avec un certain plaisir, son costume royal. Il enlève son haut-de- forme qui laisse apparaître sa tête démesurément longue et enlève ses gants ridicules qui lui compressaient les mains.
- Aah ! Je me sens plus à mon aise ! dit-il en faisant virevolter sa cape.
- Je t'avais bien dit de ne pas laisser rentrer d'inconnus dans la maison ! chuchote Marguerite sur un ton de reproche évident.
- Ce n'est malheureusement pas un inconnu, répond gentiment son mari. Laisse-moi te présenter le seigneur de Nécropolis, le commandant de la Septième Terre, M le maudit dont le nom, à lui seul, porte malheur.
Maltazard sourit en entendant cette exquise présentation et se fend d'une magnifique révérence.
- C'est un honneur d'être en votre compagnie, madame Marguerite !
- Comment sait-il mon nom ? chuchote la vieille femme que cette familiarité inquiète.
- Dans une autre vie, j'ai eu le privilège de pouvoir vous observer dans votre cuisine, et je dois vous avouer que vous m'avez, à l'époque, fortement impressionné. Je n'ai évidemment aucun talent pour juger de la qualité des mets que vous préparez, puisque ma langue est insensible à tout, même à la torture. Par contre, l'amour, la dévotion et parfois même l'acharnement que vous mettez à réaliser certains plats m'ont toujours émerveillé. Je pense notamment à cette fameuse tarte au chocolat que vous avez recommencée cent fois avant de la réussir parfaitement. J'aime ce genre d'entêtement. Nous avons le même genre de caractère dans ma famille.
- Sauf que votre entêtement ne vous sert qu'à piller et à détruire et non à faire des tartes ! intervient Archibald, un peu agacé par son discours.
- Le résultat est peut-être différent, mais les qualités sont les mêmes et je me permets de vous adresser aujourd'hui mes compliments, Marguerite !
Maltazard se courbe à nouveau, de la plus élégante des manières.
- J'aurais aimé vous féliciter plus tôt, mais à l'époque je ne mesurais que quelques millimètres et ma voix, si forte soit-elle, ne faisait pas plus de bruit qu'une noisette qu'on écrase. Il en est aujourd'hui bien autrement, dit-il avec ce petit sourire qui ne laisse présager rien de bon. Ma voix a gagné en force et en profondeur. Elle est devenue à elle seule une arme redoutable. Permettez une petite démonstration ? demande-t-il poliment.
- Tes discours ne m'ont jamais impressionné, Maltazard ! répond sèchement Archibald, oubliant un instant que prononcer ce nom porte malheur.
- Vraiment ? jubile l'ignoble individu. Pourtant je pourrais te faire vaciller rien qu'en prononçant une lettre, celle par laquelle tu aurais dû m'appeler, mais au lieu de cela tu as préféré t'attirer le malheur.
- De quelle lettre parle-t-il ? s'inquiète Marguerite.
- Celle par laquelle commence nos deux prénoms, chère Marguerite ! répond le maître en gonflant monstrueusement ses poumons. La lettre M ! dit-il en hurlant de toutes ses forces.
Et il en a beaucoup. Tout vole dans la maison. Les napperons, les tapis, les rideaux. Les vitres explosent. Les volets se décrochent. Les sièges se déplacent tout seuls. Même la grosse commode glisse inexorablement vers le fond de la pièce.
Le cyclone envahit la cage d'escalier et tourne autour du train. C'est la panique dans le wagon-restaurant et nos héros se tiennent comme ils peuvent aux barres qui décorent le lieu. Le vent est si fort que le train manque à maintes reprises de dérailler. Les petites cuillers volent en tourbillonnant et l'une d'elles vient heurter le branchement électrique. Le train ralentit aussitôt, malgré la puissance du vent.
Dans le salon, Marguerite est emportée par ce souffle titanesque et se retrouve collée au mur, à quelques centimètres du sol. Il n'y a guère qu'Archibald qui, dans un effort surhumain, est resté à sa place. Sa veste est déchirée, ses cheveux dans tous les sens, mais rien ni personne ne lui fera changer sa position.
Maltazard est à bout de souffle et l'ouragan s'éloigne à travers les fenêtres déchiquetées. Il ne reste plus rien du beau salon de Marguerite et la seule chose qui tienne encore debout, c'est Archibald. M reprend son souffle et s'étonne de voir le vieil homme toujours à la même place. Il a beau avoir dévasté la maison, il n'a pas réussi à faire plier cet homme et ce sentiment de défaite l'agace.
- Le roseau plie, mais ne rompt pas, Maltazard. Si tu avais fait plus attention à la nature qui t'entoure, tu aurais toi aussi appris la leçon. Tu saurais également qu'un jour d'orage, tout grand chêne que tu es, c'est toi que la foudre choisira en premier !
Maltazard bougonne et pulvérise du poing le dernier guéridon encore en état. Un geste bien stupide qui n'a aucun intérêt, sauf celui de calmer ses nerfs et de réveiller la Rose.
La jeune femme se redresse dans le canapé qui l'a gentiment accueillie durant son coma et elle rajuste ses lunettes. Cela ne sert pas à grand-chose puisque ses verres sont tout fêlés à cause du cri de Maltazard. C'est plutôt bien d'ailleurs, qu'elle ne voie rien, ça lui évitera de tomber à nouveau dans les pommes en constatant que le nouvel invité est encore plus laid que le précédent.
- J'ai dormi longtemps ? demande-t-elle à Maltazard, qui n'est plus enclin aux civilités.
- Pas assez à mon goût ! répond-il en lui mettant un coup sur la tête qui la renvoie directement à ses pommes.
Arthur descend du train et constate les dégâts alentour. Fourchettes et cuillers jonchent le sol ainsi que des morceaux d'objets divers. Autant de traces de la violence de cette soudaine tempête.
- Je ne vois qu'une personne qui est capable de déclencher un tel cataclysme ! marmonne la princesse, la main déjà sur son épée.
- Laisse ton arme où elle est, Sélénia ! Ce coup-ci, tu n'es vraiment pas de taille à te battre contre lui ! Aide-moi plutôt à remettre le courant, dit Arthur en la tirant par la manche.
Alfred le chien profite de l'accalmie pour se faufiler dans le salon à travers une fenêtre cassée. Il vient lécher la main de Marguerite qui finit enfin par se détacher du mur dans lequel elle s'était quasiment encastrée. Elle s'époussette et rejoint son mari en titubant.