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- Il est dans... dans la ruche ! dit-elle avec courage, et il lui en faut beaucoup pour sortir une ânerie pareille.

Son mari la dévisage, hésitant entre l'inquiétude et la désolation. C'est finalement la tristesse qui l'emporte. Sa pauvre femme a définitivement quitté la réalité pour rejoindre le pays sans neurones. Il lui caresse doucement la joue, comme pour la calmer de sa fièvre.

- Bien sûr, chérie, Arthur est dans la ruche et il mange du bon miel. C'est très bon pour sa santé ! dit-il, comme s'il parlait à une folle échappée d'un asile.

- Je t'assure, Arthur est dans la ruche ! C'est même les abeilles qui me l'ont dit ! affirme-t-elle, même si elle se rend bien compte de l'absurdité de ses propos.

- Tu remercieras les abeilles de ma part, d'avoir retrouvé mon petit Arthur et d'en avoir pris soin. Je vais récupérer la grande échelle et je monte le chercher moi-même ! articule gentiment le mari.

Il se lève et se dirige d'un pas décidé vers l'échelle. Il en a marre, Armand. Vraiment marre. Son fils qui disparaît, sa femme qui devient folle et ces abeilles qui le font tourner en bourrique. C'est trop de pression pour sa petite tête. Il faut que ça sorte, mais comme il ne peut rien faire pour Arthur, ni pour sa femme, il décide de passer définitivement ses nerfs sur la ruche.

- Elles vont voir ce qu'il en coûte de se mesurer à Armand Bigantol ! lance-t-il pour se donner du courage.

La haine décuplant parfois les forces, Armand redresse tout seul la grande échelle qu'il cale sur la grosse branche du chêne. Il récupère la pompe à fumée et en observe le mécanisme. Une grosse manette et un poussoir. Rien de bien sorcier. Armand se met à ricaner, les yeux grands ouverts. Ça y est, il commence à disjoncter. C'est souvent ce qui arrive quand un homme a une arme de destruction massive entre les mains. Quoique des fois, même quand il n'en a pas, il disjoncte quand même.

Armand charge son fusil à pompes et se retourne vers l'échelle. Il pousse un grand cri. Ce n'est pas un cri de guerre, mais un hurlement de peur. Les cinq Bogo-Matassalaïs sont devant lui et l'observent, du haut de leurs deux mètres trente. Armand se sent aussitôt mal à l'aise. On le serait à moins ! Les Bogos sont en costume traditionnel, leur magnifique coiffe brodée de coquillages, enroulée autour de leur chevelure. Leurs visages sont impassibles et respirent l'équilibre, ce qui est indispensable quand on est aussi grand.

- Ecartez-vous de mon chemin ! J'ai une mission à remplir ! parvient à articuler le père dans un sursaut d'orgueil.

Le chef des Bogos l'observe un instant sans bouger avant de lui parler calmement :

- Les dieux ont voulu que ces abeilles vivent sous cette branche et toi, du haut de tes quelques centimètres, tu veux t'opposer à la grandeur des dieux ?

Armand ne voyait pas tout à fait les choses comme ça.

- Mais non ! Je veux juste détruire ces satanées abeilles qui veulent piquer mon fils ! J'ai le droit de défendre mon enfant, non ?! rétorque le père en crispant ses mains autour de son arme.

- Arthur est le cousin des abeilles, le neveu du chêne, le frère du vent et de la terre. Personne ne lui fera de mal, à part peut-être vous, grâce à l'arme que vous tenez dans les mains ! déclare le chef d'une voix envoûtante.

Armand est perdu. Il aimerait se battre, être vaillant pour une fois, afin de montrer à son fils comment il s'est sacrifié pour lui.

Mais il se sent ridicule avec ce canon en plastique entre les mains, face à des géants dont la sagesse inspire le respect. Le pauvre bonhomme se retourne vers les pompiers pour chercher un soutien, mais ils sont tous occupés à nettoyer le mammouth pris dans la glaise, comme un fossile du fond des âges.

- Il faudrait peut-être mieux attendre que ça sèche un peu, ça sera plus facile d'enlever la boue par plaques ? lance un pompier qui a dû un jour prendre la foudre en haut de la grande échelle pour être aussi bête.

Le commandant, même s'il ne voit rien à cause de la boue qu'il a sur le visage, a très bien entendu cette proposition absurde et remue comme il peut, pour manifester son refus.

- Ah ! Vous voyez, il est d'accord avec moi ! dit fièrement le pompier.

Mais tout d'un coup, le commandant crache tout l'air qu'il a dans les poumons et parvient à chasser la boue qu'il avait autour de la bouche.

- Nooon !!! hurle-t-il de rage. Allez me chercher de l'eau, bande d'abrutis !!

La tâche ne devrait pas être compliquée puisqu'ils ont un camion qui en est rempli.

- Vous voulez pas qu'on achève les abeilles d'abord ? propose Armand qui cherche toujours de l'aide.

- Y en a pour une minute et après on s'occupe de vous ! lance le sous-chef.

En haut, dans la ruche, on se félicite de cette diversion qui a permis à la reine de continuer son travail. Arthur aimerait bien lui dire de se presser car chaque seconde qui passe est un calvaire pour lui. Il voudrait déjà avaler le produit, grandir d'un seul coup et arrêter définitivement toutes ces folies qui se préparent sur la terre.

La reine fait vibrer tout son corps et le début d'une magnifique larme de miel translucide commence à paraître à la base de son abdomen. Sélénia vient mettre affectueusement la main sur l'épaule d'Arthur.

- Ça vient, Arthur. Ça vient. Il faut être patient !

- Je le sais, Sélénia ! C'est les adultes qui ne le sont pas !

Le commandant a retrouvé une apparence humaine. Il est juste trempé de la tête aux pieds puisque ses collègues, pour gagner du temps, l'ont plongé directement dans la citerne. Armand est à ses côtés et tous les pompiers sont derrière leur chef. Cette petite armée fait face aux Bogo-Matassalaïs, toujours aussi impassibles, au pied de l'échelle.

- Messieurs, je vais vous demander de reculer et de nous laisser faire notre travail ! dit le commandant, en pointant vers eux son canon à fumée.

Les Bogos se regardent. Se battre contre des frères n'est pas dans leurs habitudes, mais abandonner leurs cousines les abeilles à ce triste sort n'est pas dans leur tempérament.

- Si tu veux vraiment faire ça, petit homme, alors il faudra nous tuer d'abord, car nous sommes des abeilles, répond le chef avec fermeté.

Le commandant Bellerive examine le chef, qui n'a vraiment rien d'une abeille, à part peut-être quelques rayures sur son costume traditionnel.

- Je compte jusqu'à trois ! dit le pompier, qui a laissé l'orgueil prendre la place de la raison.

- Trois ! lui répond le Bogo-Matassalaï, absolument pas impressionné par ce petit jeu, ce suspense ridicule.

Le pompier, coupé dans son élan, ne sait plus comment se sortir de ce mauvais pas. Appuyer sur la gâchette lui semble la seule chose à faire, même si c'est de loin la plus stupide. Mais l'homme est comme ça, quand il est dominé par son orgueil, délaissé par son intelligence, il faut qu'il détruise. Le pompier vise lentement les Matassalaïs, son doigt s'approche de la gâchette au moment où...

- Chef ! Chef ! hurle le pompier qui était resté dans le camion.

L'homme est tout essoufflé d'avoir couru et il lui faut quelques secondes pour reprendre son souffle et finir sa phrase.

- Le chef de la police vient d'appeler. Il y a alerte générale et ils ont besoin de tous les hommes disponibles !

- Que se passe-t-il ? demande le chef, un peu contrarié de ne pas pouvoir finir sa mission.

- La ville a été attaquée par une pluie de grenouilles géantes !!

Les pompiers se regardent, interloqués.

- T'es sûr ? demande le chef qui n'a jamais entendu parler d'une chose pareille.

- Ben... la liaison téléphonique était mauvaise, mais j'ai bien entendu « invasion » et « géantes ». Les grenouilles, je suis pas sûr ! Quant à la demande de renforts, ça j'en suis sûr, tout le monde hurlait dans la radio ! raconte le pompier, visiblement encore sous le choc.