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Ce dernier lui avait donné un petit coup de main, quand il fallut programmer les trains, les passages à niveau et les arrêts. L'idée était d'éviter les collisions entre les trains, et les parents. Inutile de préciser qu'Archibald avait dû négocier dur pour qu'Armand accepte un train dans la maison. En règle générale, tout ce qui le sortait de sa routine le dérangeait. C'était le roi de l'immobilisme, il considérait donc comme un mauvais coup du sort d'avoir eu un enfant incapable de tenir en place.

Arthur s'allonge par terre et jette un coup d'œil dans les wagons. Toutes les fourmis sont assises et trépignent comme des enfants qui attendent Guignol.

- Train spécial en direction du terminus. Attention au départ quai numéro un ! annonce Arthur, les mains en cornet autour de la bouche, afin d'imiter le son du haut-parleur.

Il s'approche du transformateur et tourne doucement la manette qui commande la puissance. Le train démarre lentement, sous les hurlements de bonheur des fourmis. Arthur augmente la puissance, le train prend de la vitesse et s'engouffre dans une sorte de canyon au milieu des valises. Les fourmis sont aux fenêtres, antennes au vent, et chantent des chansons inconnues à notre répertoire. Arthur lui aussi est tout excité. Pour une fois qu'il a des passagers !

Le train serpente dans la vallée des livres, et les fourmis sont tout ébahies de voir s'étaler devant elles ces montagnes de connaissance. L'enfant voit réapparaître le train qui avait disparu quelques instants au fond de la vallée. Il enclenche l'aiguillage et la locomotive change de voie. Elle se dirige maintenant droit vers la porte, tellement rabotée à sa base qu'elle autorise le passage d'un train. Arthur lève la main et salue la délégation qui passe devant lui.

- Au revoir et à bientôt ! lance-t-il, ravi, à toutes les fourmis qui s'agglutinent aux fenêtres pour le saluer. Certaines agitent même des petits bouts de papier qui font office de mouchoirs.

Le train s'éloigne vers la porte et s'apprête à passer dessous quand soudain une ombre apparaît. Une ombre sortie tout droit d'un cauchemar. Le sourire d'Arthur se fige. Il voit le drame arriver. La collision, le déraillement. La porte s'ouvre d'un seul coup, frôlant le train qu'Arthur a eu la présence d'esprit d'arrêter au bon moment. Le coup de frein a surpris les fourmis qui sont propulsées vers l'avant, dans un capharnaüm indescriptible, mais surtout bruyant. Tellement bruyant que la mère a tendu l'oreille.

- Arthur ! Tu vas finir par provoquer un accident avec ce train ! se plaint la mère qui ne sait plus où mettre les pieds.

- C'est toi qui as failli tout faire dérailler ! se défend Arthur. Tu rentres d'un seul coup, comme ça, sans prévenir, sans frapper ! Quand il y a un passage à niveau, papa, il ralentit et il regarde s'il n'y a pas de train, non ?

- Euh... oui, balbutie la mère.

- Eh ben, ici, c'est pareil ! Il faut faire attention et un train peut en cacher un autre ! ajoute Arthur.

La mère dévisage ce petit chef de gare, couvert de peintures de guerre africaines et se demande ce qu'elle a fait au bon Dieu pour mériter un fils pareil.

- Je pense que ton père a raison : ce train te fait tourner la tête ! Je te préviens, il est hors de question de le ramener à la maison ! précise la mère avec fermeté.

- J'avais pas l'intention de l'emmener. L'appartement est trop petit. En plus, il sera plus utile ici ! réplique Arthur.

Sa mère est un peu perplexe.

- Comment ça... plus utile ?

Arthur a parlé trop vite. Il faut rapidement qu'il dégage en touche s'il ne veut pas se faire plaquer.

- Plus utile parce que... grand-père pourra jouer avec ! Il adore les trains électriques, il n'en avait pas quand il était petit !

La mère ne paraît pas vraiment convaincue par les arguments de son fils. Elle regarde le train arrêté à ses pieds et aperçoit tout d'un coup trois fourmis affolées qui remontent dans le wagon de première. Elles ont probablement dû se faire éjecter lors du coup de frein brutal.

La mère fronce les sourcils. Des fourmis qui fabriquent des ponts, passe encore, mais des fourmis qui voyagent en première, il y a de quoi s'interroger. La femme réajuste ses lunettes et se penche vers le train. À l'intérieur du wagon, toutes les fourmis sont prises de panique. La plupart se cachent sous les bancs, les autres se plaquent contre les parois. Se faire repérer serait une catastrophe.

La paire de lunettes passe devant les fenêtres du wagon, comme un dinosaure qui regarderait par le trou d'une serrure. Les fourmis se figent et retiennent leur respiration. Les lunettes passent et disparaissent. Un grand soupir de soulagement traverse le wagon.

La femme prend un air sévère. Ça sent la bombe.

- Arthur, il y a des fourmis dans ce train ! lance-t-elle avec certitude.

- Il vaut mieux qu'elles soient dans le train plutôt qu'elles traînent partout, non ? lui rétorque son fils sans se démonter. La femme reste sans voix. Cet enfant a toujours eu un sens de la logique assez déconcertant.

- Euh... oui, effectivement, se sent-elle obligée de dire.

- Alors attention à tes pieds, enchaîne Arthur, en tournant la manette d'un seul coup.

Le train démarre comme une balle. Mieux qu'un TGV. La femme sursaute, les fourmis sont bringuebalées une nouvelle fois et le train passe à fond sous la porte. La mère regarde le train qui a disparu et son fils qui lui sourit. Un sourire forcé qui ne peut que lui laisser penser qu'elle s'est fait avoir. Mais ne connaissant pas la nature de l'escroquerie, elle décide de changer de sujet.

- Allez ! C'est l'heure de prendre ta douche !

Le petit train longe la mezzanine, offrant une vue imprenable sur le salon. Toutes les fourmis sont du même côté, se pressant aux fenêtres pour admirer le panorama. Elles en siffleraient de plaisir si quelqu'un avait eu la gentillesse de le leur apprendre.

Chapitre 5

Le salon est paisible. Probablement parce que le père a disparu. Il n'y a plus que sa compresse qu'il a laissée traîner sur le canapé.

Il est dans le jardin, le père, le visage boursouflé par les brûlures. Il aurait mis la tête dans un essaim d'abeilles qu'il aurait pas meilleure mine. C'est d'ailleurs précisément ce qu'il cherche en arpentant de la sorte le jardin : un essaim. Fini le temps où il comptait simplement protéger sa maison en l'entourant de pièges à confiture. Il a décidé de passer à la vitesse supérieure, de remonter à la source. Il n'abattra plus les abeilles une par une - même si, grâce à Arthur, il n'en a toujours pas attrapé, - mais toutes d'un seul coup. Un génocide. Une bombe atomique au pays des abeilles. La rage l'a fait basculer du côté obscur de l'homme. Il ne rêve plus que d'une seule chose : trouver l'essaim et le détruire, si possible de la façon la plus atroce afin que la souffrance des abeilles soit proportionnelle à la sienne. L'humiliation a été trop forte pour qu'il puisse pardonner.

Le voilà donc qui remonte le jardin à grands pas, les yeux rivés sur une abeille. L'animal est bien plein et va donc forcément rejoindre sa ruche. Il n'y a plus qu'à le suivre.

Le père se courbe un peu, pour se faire plus discret. À vrai dire, cela ne change pas grand-chose car sa chemise jaune est tellement voyante que même les oiseaux plissent les yeux à son passage. C'est pas parce qu'un éléphant range un peu sa trompe que ça le rend invisible. Mais l'abeille est trop grisée par le sucre qu'elle a butiné pour se rendre compte qu'elle est suivie et elle s'enfonce dans la forêt, talonnée par ce chasseur aussi discret qu'un épouvantail en rase campagne.

Derrière une première rangée d'arbres se trouve une petite clairière au milieu de laquelle un chêne, deux fois centenaire, semble faire la loi. C'est là, sous l'une des premières branches, que la reine des abeilles a bâti son royaume. La ruche est belle et bien ronde et la grosse branche du chêne l'a probablement protégée plusieurs hivers de suite. Notre abeille prend un peu d'altitude et rejoint ses congénères qui bourdonnent à l'entrée de la ruche. Le mot « bourdonner » n'est sans doute pas le plus approprié pour parler des abeilles, surtout quand on sait à quel point leur relation est désastreuse avec les bourdons, et la dernière chose à faire quand on s'approche d'une ruche, c'est bien de vexer ses habitantes avec des mots qui fâchent. Employons donc le mot « papillonner » qui posera moins de problèmes et qui ne vexera personne, puisque, comme chacun sait, les abeilles sont fascinées par la beauté des papillons, qui sont eux-mêmes en admiration devant leur robe à rayures. Les abeilles papillonnent donc devant leur ruche, et saluent à peine leur copine qui revient avec son butin.