— Jockey, Monseigneur, on va pousser les feux !
Nous raccrochons.
La Marinette m’espère en prenant des poses lascives sur un fauteuil. Une jambe par-dessus l’accoudoir, l’autre allongée et la limouille relevée, tu vois le genre ? Sympa, quoi ! Elles sont putes, je te jure ! Enfin tant mieux, on perd moins de temps.
— Tu viens ? soupire-t-elle avec la voix de Marlène Dietrich dans L’Ange Bleu.
Moi, après une journée de cette envergure, question du mandrin volant, j’ai autant envie de lui engainer le calice que de m’engager dans les « Marines ». Je me vois pâlot entre ses cuissots, la mère ! Déjanteur en diable ! Plus du tout partant pour la tornade blanche, Tonio. Il réclame une nuit sabbatique. Les burnes, ça se recharge moins vite qu’un Waterman à cartouche.
Je lui souris un peu niais.
— Ton mari va rentrer, non ?
— Et alors ?
C’est vrai qu’il est fané de l’os à moelle, le pauvre mec, et complaisant avec les frasques de sa madame, j’avais oublié ce détail.
— Tout de même, argué-je, je n’aimerais pas qu’il nous surprenne en train de bien faire.
— Puisque je te dis…
Et là-dessus, je suis sauvé par le gong grâce à la survenance de l’impétrant que j’étais en train d’évoquer.
Un gros verrat blondasse, rougeoyant des pommettes, avec un bout de nez genre tubercule nouveau. Il tient un étui d’instrument qui doit receler quelque bugle étincelant. Le castrat s’arrête, surpris de ma présence.
— C’est lui ! annonce triomphalement Marinette. Alors le physique porcin s’éclaire.
— Oh ! très bien, enchanté !
Il me tend sa main potelée. On s’en presse un paquet. Il se tourne vers l’épouse et déclare :
— Compliment ! Monsieur est bel homme.
On devine qu’elle vient de grimper dans l’estime de l’époux. Il ne la croyait pas apte à s’embourber du mec aussi fringant.
Elle rosit de vanité. Elle lui explique notre accident, la patronne couchée dans la chambre de Loïc, tout bien.
— Bon, fais-je, vous me pardonnerez, mais je dois partir.
Alors là, c’est la fonte des neiges dans la craquette à Marinette. Tout son soubassement éplore.
— Comment ? Partir ? Mais tu devais dormir au salon, Chouchou.
Moi, d’être appelé Chouchou, c’est pire encore que les suçons dans le cou. La connerie m’asphyxie. Je dis, glacial :
— Je dois absolument vous quitter : le devoir m’appelle. Ravi de vous avoir connu, monsieur Sogrenut, vous êtes un homme infiniment sympathique. A demain, belle Marinette !
Et je sors.
Ne vais pas loin.
M’embusque sous le porche (épique et non gothique) de l’église, en face.
Bientôt, la lumière s’éteint au rez-de-chaussette des Sogrenut et le premier s’éclaire. J’attends une dizaine de minutes et je reviens à leur maisonnette. A moi, sésame ! Un velours ! Je retrouve la paix ronronnante aux relents de haddock du logis. Pose mes tatanes derrière le porte-pébroques de l’entrée et me réfugie dans un renfoncement du hall servant de vestiaire et pourvu d’un charmant rideau cretonnant. Je m’assois entre un vieux pardingue qui pue la naphtaline de bonne qualité et un manteau de cuir fleurant la vieille banquette d’autotus. Peinardos. J’attends. J’ai confiance : je sais que quelque chose va se produire.
Inévitablement.
Dans la nuit du vestiaire, je phosphore (si je puis dire). Pour phosphorer, faut être brillant ! Je passe en revue notre journée : ma visite à la dame Touraine Gladys (s’écrit également Glawdys), notre fol après-midi d’amour. Nos ébats étaient fabuleux, tant dans les imposées que dans les figures libres ! Une séance de ce niveau, si j’en ai vécu une douzaine, c’est le bout du monde. La passion la plus ardente, jointe à une sexualité sans limites ! Et, mieux que tout, le formidable unisson.
Je revois notre réveil tardif. Notre retour. La zone des travaux avec des loupiotes clignotant dans la nuit bretonne… Le projo implacable ! La balle qui pulvérise le pare-brise et s’enfonce dans mon appui-tête après m’avoir fendu l’oreille ! Un tireur d’élite, sûrement. Un vrai pro. Si j’ai eu la vie sauve, c’est à cause de la vitre bombée du pare-brise qui a dû faire dévier la balle imperceptiblement. Sinon, ton brave Antonio aurait les pieds en flèche et le regard torve sous ses stores baissés.
Je patiente sans que ma foi n’en soit altérée. Me fredonne in petto du Chopin. Un nocturne. Très chouette qui me vagalâme.
Au bout d’une vingtaine de broquilles (le cadran de ma Pasha est lumineux), j’entends arriver le Gravos. Pourvu qu’il ne fasse pas trop de boucan avec sa tire déglinguée !
Mais non, le moteur de sa moissonneuse-batteuse se tait et le silence revient. Je perçois le tic-tac feutré d’une pendule quelque part dans la crèche des Sogrenut.
Et puis, léger, aérien, un faible glissement. Quelqu’un descend l’escalier.
LE SOMMEIL DES ANGES
T’es romancier (de talent, s’entend !), faut toujours arrêter un chapitre sur un élément de suce pince ou de mystère. Exemple de fins de chapitre classées pro :
« Il poussa la porte et ce qu’il aperçut alors le fit blêmir. »
« C’est au douzième coup de minuit que la chose se produisit. »
« Alors un grand cri déchira le silence de la nuit. » Tu piges ?
Là, mon « quelqu’un descend l’escalier » est pas dégueu non plus.
Tu mords le climat ? Moi, planqué derrière le rideau cretonne de la penderie, aux aguets comme une communauté réduite. Un faible glissement.
Quelqu’un descend l’escalier.
Je mets au défi le lecteur de pas mouiller. Que son guignol enclenche pas le turbo (mayonnaise). Faut laisser le temps à ses pores de se hérisser. Il se doit de gamberger un brin, de faire le tour de la situasse. Il se pose des questions, le lecteur, se demande qui descend doucement l’escalier. L’un des époux Sogrenut ? Lucette ? Quelqu’un d’autre ? Ça lui agace le sensoriel. Il a soif de savoir la suite. Un lecteur qu’a pas soif de la suite est perdu pour l’auteur. Il lui préférera désormais le catalogue de « La Redoute » ou des « Trois Suisses ».
Moi j’attends ; j’ai pris mes disposes. Tu sais quoi ? Un simple cordonnet prélevé aux rideaux de tulle. Je tiens l’une de ses extrémités enroulée autour de ma main. L’autre, tu vas savoir incessamment où je l’ai fixée. Après en avoir longtemps discuté avec ma gentille directrice littéraire, on est convenus que cette information restait comprise dans le prix du book. Y a des éditeurs qui majoreraient, j’en sais. Nous autres, on n’est pas comme ça. Au diable la varice : on ne vit qu’une foi[10].
Alors je te reprends au glissement dans l’escadrin. Une silhouette passe devant le rideau, dessinée par le clair de lune inondant l’entrée. Je l’entends errer dans le salon. Ce qu’elle y fait, je crois le piger : elle s’assure que je n’y suis pas. Ensuite elle revient dans le hall, me repasse devant et va au téléphone. C’est là que tu dois mobiliser ton sens auditif et ta putain de mémoire éléphantesque, Tonio ! Entre z’autres trucs, j’ai appris, grâce aux indications de feu le commissaire Bombier, à repérer un numéro composé sur un cadran à trous, au bruit. Hélas, de plus en plus, on pose des bigophones à touches et je suis niqué.
L’esprit complètement mobilisé, j’écoute. « Cli cli cli cli cli cli clittt », « clittt », « cli cli clittt », etc. Je m’imprime chaque chiffre dans le cigare. Impec ! Avec force ! Faut qu’ils soient et restent gravés dans le bon ordre. Pour ça ne pas hésiter. Tant pis si t’as un doute. Le moindre temps de réflexion et tu l’as dans le cul.