Je n’ai pas le temps de méditer : le Richard se pointe avec sa frime de caoutchouc, son gros tarbouif, son sourire en coin de forban d’opérette. Costar sombre, chemise blanche, cravate discrète pour un Ricain.
Ainsi c’est lui qu’on doit liquider ? Moi je le croyais inoffensif depuis le temps qu’il est à la retraite ! Au rancart de l’oubli, à remâcher sa gloire passée et les coups tordus qui l’ont mis sur la touche avant l’heure. Oui, je croyais. Jamais l’idée me serait venue que la célébrité à effacer pouvait être cette vieille bouille du passé. Le Watergate, c’est si loin ! Tout va si vite ! Ils sont déjà nombreux, les gugus qui lui ont succédé à la Maison-Blanche.
Il a conservé son dynamisme de fripon sympa. Camelot enrichi. Bouille promise dès l’aube aux caricaturistes. Il saute sur le podium. Ses ratiches étincellent pis que les touches de l’accordéon. Il lève les bras. Il en abaisse un pour saisir Clodo par la taille. Il fait « Hello ! hello ! », nasille quelques mots incompréhensibles, saute de l’estrade en entraînant la présentatrice. Adresse un signe à l’orchestre de son menton galochard. Milou Ganache chuchote un titre à ses compagnons et messieurs les artistes attaquent aussi sec La Valse à Dédé de Montmartre. L’ex-président se met à valser. Les chers curistes et amis applaudissent à tout, tu sais quoi ? Rompre ! Ils sont aux anges. Tu te rends compte, vicomte, quand ils vont raconter à leurs relations qu’ils ont passé une soirée avec Richard Nixon ! Dansé avec lui ! Je parie que quelques vieilles peaux en décatissure laisseront entendre à leurs bonnes copines viceloques qu’elles lui auront taillé une pipe, au Richard, et qu’il a un paf gros comme son bras (avec le nez qu’il pousse devant lui, toutes les hypothèses sont permises). Y a des crabes arthritiques qui foncent à leur chambre chercher leur appareil photo ; d’autres qui s’étaient déjà kodakés et nikonés en vue du bal, crépitent du flash en faisant pipi dans leurs braies.
Béru qui s’est remis de sa stupeur me chuchote à l’oreille :
— J’pense qu’c’est ici qu’les Perses percèrent, mec, et qu’les croisés sautèrent par la f’nêtre ! J’ai idée qu’y va chier des bulles carrées et qu’faut qu’on s’tiende prêts. T’as ton Tue-tues ?
— Evidemment !
— Moi, j’ai mon para de bel homme ; on s’entend comme lardons en foire. Le p’mier gusman qu’essaie quéqu’chose contre le Nikon, j’y fais éternenuer sa cervelle !
— Hé ! mollo, Gros : pas de bavures !
Il chante en musiquant, Milou Ganache :
Ricardo, il gambille pas mal pour un croquant de soixante-seize bougies. Il sclérose pas trop, je trouve. D’autant que la valse musette, malgré son côté canaille, c’est pas son verre de bourbon.
Moi, je suis pris de vertige. Je hume l’imminence d’une action. Y a comme les prémices d’une tuerie dans l’air. Et tous ces vieux cons qui se trémoussent les ans autour du Président. Je me mets à scruter ceux qui ne font rien ; car c’est eux qu’il faut redouter. Je m’exhorte. M’amadoue.
« Tonio, mon gros lapin, repère les hommes jeunes, ou du moins qui ne sont pas tout à fait des vieillards. Ils sont là, ils observent, ils attendent, ils vont agir. Tu DOIS les détecter, intervenir avant qu’ils bronchent. »
Mais j’ai beau passer en revue l’assistance, je n’aperçois que des curistes enfanfreluchés dont les plus jeunes ont cinquante carats. Personne qui soit aux aguets ou qui ait l’air tendu. De jeune, ici, en dehors de ton Sana, il n’y a que les serveurs que je connais de vue maintenant. S’agirait-il d’hommes de main, engagés depuis un certain temps pour être en place le moment venu ? Je les passe rapidos dans mon collimateur : bonnes bouilles d’Arabes ou de Bretons.
Par mesure de sécurité, je me rends de l’autre côté du buffet afin de procéder à une rapide inspection. Tout est conforme. Mon angoisse monte, j’ai une grosse boule de coton pétri dans le gosier. Mon cœur cigogne comme s’il cherchait la sortie.
J’aperçois Alex, avec sa gueule de déterré, près de l’entrée. Je n’y tiens plus, en quatre enjambées et quatre bousculades malotruses (des vieux, tu penses !) je l’ai rejoint.
Je me place derrière lui.
— Alex ! fais-je doucement, ne bronche pas et dis-moi ce qui va se passer !
Il bondit, et malgré mon injonction, me fait face. Un temps infime, il achève de m’identifier.
— Toi ! murmure-t-il. Et Lucette ? Hein ? Où est Lucette ?
— Dis-moi ce qui va se passer, bordel !
— Je n’en sais rien !
— Mais tu sais qu’il va y avoir du grabuge ? N’essaie pas de me chambrer, j’étais dans la salle de bains quand tu as fait des confidences à la rouquine ce matin !
— Oui, il va y en avoir.
— Quel genre ?
— Ben : le Président !
Naturellement ! Que pourrait-il se produire d’autre ?
— On va le liquider ?
— Je le crains.
— De quelle façon ?
— Je n’en sais rien.
— Où sont les tueurs ?
— Je n’en sais rien !
— Espèce de fumier ! Cet attentat s’organise dans ta taule et tu prétends ne rien savoir !
— Je te le jure ! Dis, Lucette ?
— Va te faire foutre avec ta pétasse !
C’est l’instant ou une main se fourvoie dans ma poche droite pour y cueillir mon soufflant. Je la saisis à travers l’étoffe, me retourne. Stupeur : il s’agit de Félicien Jaume, l’ancien préfet de police en cure avec sa dadame à Riquebon.
Il bat des paupières.
— Laissez, San-Antonio, je vous le rendrai plus tard.
Là, les testicules m’en tombent, de même que leur balancier de sustentation. Cet aimable vieux monsieur, archidécoré, grand bourgeois jusqu’au slip, tremperait dans l’affaire ?
Malgré ma surprise et l’autorité dont il fait pendule[13], je ne lâche pas sa main ; au contraire, ma pression se raffermit.
A cet instant pilpatant, je fais un léger break dans le développement de l’action pour te dépeindre le topo. La salle de conférences, convertie en salle de bal, est utilisée parfois pour des projections cinématographiques. Il existe, en surplomb, une cabine percée de lucarnes pour les objectifs.
J’avais omis de te signaler cette particularité, laquelle va, très rapidos, revêtir une importance exceptionnelle.
Donc, les choses sont ainsi : le podium et les musicos déguisés en Mexicains d’opérette, à leur pied, la salle de gambille où les couples valsent avec, comme pivot, le ci-devant Président Nixon et la môme Clodo. Autour de la piste : des tables pour les tarderies les plus podagres, puis le buffet, assiégé par une horde de crabes qui, n’importe leur condition sociale et le délabrement de leur estomac, s’empiffrent toujours lorsque c’est gratuit.
Et puis, à proximité de la porte, une aire dégagée où les curistes encore ingambes palabrent en grignotant des petits-fours et en buvant du champagne. C’est dans cette partie que nous nous tenons, Alexis, Jaume et moi. A gauche de la cabine de projection.
Je me permets de te rat pelé que M. Félicien Jaume a sa main dans ma poche et qu’elle y tient la crosse de mon composteur. Par contre, je bloque ladite paluche de la mienne. Il tente de se dégager, mais deux éléments majeurs l’en empêchent : le piège que constitue ma fouille, et ma force.
13
Distraction de l’auteur qui a voulu écrire : « l’autorité dont il fait montre. »