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Et il ajoute :

— Joyeux Noël, Malaussène !

Maintenant que Lehmann lui retrace ma carrière dans la maison, maintenant que Lehmann lui affirme que, grâce à elle, cette carrière va prendre fin, ce n’est plus de la colère que je lis dans les yeux fatigués de la cliente, c’est de l’embarras, puis de la compassion, avec des larmes qui remontent à l’assaut, et qui tremblent bientôt à la pointe de ses cils.

Ça y est, le moment est venu d’amorcer ma propre pompe lacrymale. Ce que je fais en détournant les yeux. Par la baie vitrée, je plonge mon regard dans le maelström du Magasin. Un cœur impitoyable pulse des globules supplémentaires dans les artères bouchées. L’humanité entière me paraît ramper sous un gigantesque paquet cadeau. De jolis ballons translucides montent sans discontinuer du rayon des jouets pour s’agglutiner là-haut, contre la verrière dépolie. La lumière du jour filtre à travers ces grappes multicolores. C’est beau. La cliente essaye en vain d’interrompre Lehmann qui, impitoyable, dresse mon curriculum à venir. Pas brillant. Deux ou trois emplois minables, nouvelles exclusions, le chômage définitif, un hospice, et la fosse commune en perspective. Quand les yeux de la cliente se reportent sur moi, je suis en larmes. Lehmann n’élève pas la voix. Il enfonce méthodiquement le clou.

Ce que je vois dans les yeux de la cliente maintenant, ne me surprend pas. Je l’y vois, elle. Il a suffi que je me mette à pleurer pour qu’elle prenne ma place. Compassion. Elle parvient enfin à interrompre Lehmann au milieu d’une respiration. Machine arrière toute. Elle retire sa plainte. Qu’on se contente de faire jouer la garantie du réfrigérateur, elle n’en demande pas plus. Inutile de me faire rembourser le réveillon de vingt-cinq personnes. (A un moment ou à un autre, Lehmann a dû parler de mon salaire.) Elle s’en voudrait de me faire perdre ma place une veille de fête. (Lehmann a prononcé le mot « Noël » une bonne vingtaine de fois.) Tout le monde peut faire des erreurs, elle-même il n’y a pas si longtemps, dans son travail…

Cinq minutes plus tard, elle quitte le bureau des Réclamations munie d’un bon de commande pour un réfrigérateur neuf. Le bébé et sa poussette restent coincés une seconde dans la porte. Elle pousse, avec un sanglot nerveux.

Lehmann et moi restons seuls. Je le regarde un moment se fendre la pêche puis — coup de pompe ou quoi ? — je murmure :

— Belle équipe de salauds, hein ?

Sa gueule d’aboyeur s’ouvre toute grande pour me répondre. Mais quelque chose la lui ferme.

Cela monte du ventre du Magasin.

C’est une explosion sourde. Suivie de hurlements.

2

Nous écrasons nos deux nez contre la baie vitrée. D’abord, nous ne voyons rien. Soufflés par l’explosion, deux ou trois mille ballons nous cachent le Magasin. C’est en remontant lentement vers la lumière qu’ils nous dévoilent ce que j’aurais préféré ne pas voir.

— Merde, murmure Lehmann.

La panique des clients est totale. Ils cherchent tous une sortie. Les plus costauds marchent sur les plus faibles. Certains courent directement sur les comptoirs, soulevant des éclaboussures de chaussettes et de petites culottes. Ici et là un vendeur ou un surveillant d’étage tente d’endiguer la panique. Un grand type à veste violette est jeté à travers une vitrine de cosmétiques. J’ouvre la porte en verre du bureau des Réclamations. C’est comme si j’avais ouvert une fenêtre au milieu d’un typhon. Le Magasin n’est qu’un seul hurlement. A côté de moi, un haut-parleur tente de ramener le calme. Si on ne risquait pas de mourir d’autre chose, la voix de Miss Hamilton serait à mourir de rire ; un vaporisateur en plein ouragan. En bas, c’est la guerre. Là-haut, les ballons ont retrouvé leur transparence. Toute cette scène de terreur baigne dans une lumière rosée d’une rare douceur. Lehmann m’a rejoint et braille à mon oreille :

— D’où ça vient ? Où est-ce que ça a pété ?

Il y a comme un relent d’excitation indochinoise, dans sa voix de vieux soldat. Je ne sais pas où ça a pété. Un amas de corps hérissés de bras et de jambes obstrue l’escalier roulant. Les clients remontent quatre à quatre l’escalier qui descend, mais refluent sous la poussée d’une vague venue d’en haut. Le temps de s’expliquer, tout le monde arrive au pied de l’escalator et bascule sur le bouchon humain. Ça grouille et ça hurle.

— Merde ! hurle Lehmann, merde, merde, merde…

Il se précipite vers l’escalier en jouant des coudes, plonge sur la manette de commande et immobilise l’engin.

A la porte du photomaton, Théo contemple dans la lumière les quatre exemplaires de sa tronche. Il paraît satisfait. Il me tend une des photos :

— Tiens, dit-il, pour l’album du Petit.

Et puis, ça se calme. Ça se calme, parce que malgré tout, il ne se passe rien. Quelque chose a explosé quelque part, et rien n’a suivi. Alors, ça se calme. Et on peut bientôt entendre la suave Hamilton recommander à notre aimable clientèle de quitter tranquillement le Magasin et prier nos employés de regagner leurs comptoirs. C’est exactement ce qui se passe. La foule reflue doucement vers les sorties. Elle laisse derrière elle un terrain vague de sacs à main, de chaussures, de paquets multicolores et d’enfants abandonnés. Je m’attends à voir une centaine de cadavres. Mais non. Çà et là des employés sont penchés sur des clients à moitié estourbis, qui se relèvent finalement et gagnent les sorties en clopinant.

Une petite porte latérale a été réservée à la police. C’est donc par là que les flics font leur entrée. Ils se dirigent tout droit vers le rayon des jouets. Le rayon des jouets ! Je pense tout de suite à la petite vendeuse écureuil et au vieillard de Théo. Je descends bond par bond l’escalier roulant immobilisé avec un pressentiment qui, comme tous les pressentiments, se révèle être un faux pressentiment. Le cadavre est celui d’un homme d’une soixantaine d’années qui a dû être ventru si on en juge par ce que son ventre a éparpillé autour de lui. La bombe l’a presque coupé en deux. Tout en vomissant le plus discrètement possible, va savoir pourquoi, je pense à Louna. A Louna, à Laurent, et à l’enfant. Trois fois qu’elle m’appelle : « Un conseil, Ben, ton avis. » Qu’est-ce que je peux bien te conseiller, ma pauvre chérie, tu m’as vu ?

Pensées sauvages pendant que les couvertures tombent sur le client éparpillé.

— Pas beau, hein ?

Le petit flic me gratifie d’un gentil sourire. Dans l’état où je suis, c’est mieux que rien. C’est un peu par gratitude que je réponds, sans engagement de ma part :

— Pas très, non.

Il hoche la tête et dit :

— Eh bien les suicidés du métro, c’est pire !

(Voilà qui est réconfortant…)

— De la barbaque partout, les doigts coincés dans les essieux… J’en cause parce que, comme je suis le plus petit de la brigade, c’est toujours moi qui me les cogne.

Ce n’est pas un flic. C’est un pompier. Un pompier bleu foncé à liseré rouge. Vraiment très petit. Un casque plus gros que lui rutile à son ceinturon.

— Mais le pas supportable, vous voyez, c’est les grands brûlés de la route. Ça, c’est une odeur qui ne vous lâche pas. On l’a dans les cheveux pendant quinze jours !

Il n’y a plus de ballons dans le ciel du rayon jouets. Ils ont tous été soufflés par l’explosion, ils sont là-haut, contre la verrière. Quelqu’un emmène ma petite écureuil qui sanglote. Le pompier me désigne le corps recouvert :

— Vous avez remarqué ? Il avait sa braguette ouverte !

(Non. Pas remarqué, non.)

Heureusement, les haut-parleurs nous séparent, l’aimable pompier et moi. (Sauvé par le gong, pour ainsi dire.) Les employés sont invités à quitter le magasin à leur tour. Mais pas Paris. Les besoins de l’enquête. Joyeux Noël.