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A l’extrémité du rayon des jouets, je saisis une balle multicolore et la fourre dans ma poche. Une de ces balles translucides qui rebondissent indéfiniment. Moi aussi, j’ai des cadeaux à faire. Au rayon suivant, je l’emmitoufle dans un papier étoilé. Je dépose mon costard de service au vestiaire et je sors.

Dehors, la foule amassée attend de voir sauter le Magasin tout entier. Le froid glacial m’apprend que je mourais de chaleur. Puisque la foule est dehors, j’espère qu’elle me laissera le métro.

Elle est aussi dans le métro.

3

J’ai une concession de trois-six-neuf au Père-Lachaise, 78, rue de la Folie-Régnault. Au moment où j’arrive, le téléphone est en train d’insister. Je me précipite toujours quand on me sonne.

— Ben, tu n’as rien ?

C’est Louna, ma sœur.

— Comment ça, rien ?

— La bombe, au Magasin…

— Tout le monde a sauté, je suis le seul rescapé.

Elle rigole. Elle se tait. Et puis elle dit :

— A propos de sauter, j’ai pris une décision.

— Quel genre ?

— Le genre petite bombe. Mon petit locataire, je vais le faire sauter. Avortement, Ben. C’est Laurent que je veux garder.

Nouveau silence. Je l’entends qui pleure. Mais de très loin. Elle fait son possible pour me le cacher.

— Ecoute, Louna…

Ecoute quoi ? Histoire classique. Elle, la gentille infirmière et lui, le beau docteur, le coup de foudre, la décision de se regarder dans le blanc de l’œil jusqu’à la mort, elle et lui, et rien d’autre. Mais les années passant, voilà l’envie du troisième qui fait le forcing. La féminine fringale de duplication : La vie.

— Ecoute, Louna…

Elle écoute, mais je ne dis rien, alors elle finit par dire :

— J’écoute.

Et voilà que je parle. Je lui dis que ce petit locataire-là, il faut le garder. Elle a éliminé les précédents parce qu’elle n’aimait pas les papas, elle ne va pas virer celui-ci parce qu’elle aime trop le papa ! Hein ? Louna ? sans blague, arrête de déconner. (« Arrête de déconner toi-même », murmure une petite voix familière dans un de mes replis, « on croirait entendre Laissez-les vivre ! ») Mais je continue, je suis lancé :

— De toute façon, ce ne serait plus jamais comme avant, tu lui en voudrais à mort à ton Laurent, je te connais ! Oh ! ça ne serait pas la paire d’ovaires brandie sous le nez de l’avorteur, ce serait plutôt le genre consomption, si tu vois ce que je veux dire.

Elle pleure, elle rit, elle pleure à nouveau. Une demi-heure !

A peine ai-je raccroché, complètement lessivé, que ça resonne.

— Allô, mon tout-petit, ça va ?

Maman.

— Ça va, maman, ça va.

— Une bombe au Magasin, tu te rends compte, c’est pas chez nous qu’on aurait vu ça !

Elle fait allusion à la gentille quincaillerie du rez-de-chaussée où j’ai passé mon enfance à ne pas apprendre le bricolage, et qu’on a fini par transformer en appartement pour les enfants. Elle oublie le rideau de fer de Morel, l’épicier d’en face, soufflé par un pain de plastic, un matin de juin 62. Elle oublie la visite des deux costards croisés qui lui ont demandé de veiller au choix de sa clientèle. Elle est mignonne, elle oublie les guerres, maman.

— Les enfants vont bien ?

— Les enfants vont bien, ils sont en bas.

— Qu’est-ce que vous faites, pour Noël ?

— On reste entre nous cinq.

— Moi, Robert m’emmène à Châlons.

(Châlons-sur-Marne, pauvre maman.) Je dis :

— Vive Robert !

Elle a un gloussement.

— Tu es un bon fils, mon tout-petit.

(Bon, voilà le bon fils…)

— Tes autres enfants ne sont pas mal non plus, ma petite mère.

— C’est grâce à toi, Benjamin, tu as toujours été un bon fils.

(Après le gloussement, le sanglot.)

— Et moi qui vous abandonne…

(Bon, voilà la mauvaise mère…)

— C’est pas de l’abandon, maman, c’est du repos, tu te reposes !

— Quelle mère je suis, Ben, tu peux me le dire ? quelle espèce de mère ?…

Comme j’ai déjà minuté le temps qu’il lui faut pour répondre à ses propres questions, je dépose doucement le combiné sur mon édredon et passe à la cuisine où je me fais un café turc bien mousseux. Quand je retourne dans ma chambre, le téléphone cherche toujours l’identité de ma mère…

— C’était ma toute première fugue, Ben, j’avais trois ans…

Café bu, je retourne la tasse dans la soucoupe. Thérèse pourrait lire l’avenir du quartier tout entier dans l’épaisseur du marc qui s’étale.

— … là, c’était beaucoup plus tard, j’allais sur mes huit ou neuf ans, je crois… Ben, tu m’écoutes ?

C’est juste le moment que choisit le parlophone pour grésiller.

— Je t’écoute, Maman, mais il faut que je te laisse, les mômes m’interphonent ! Allez, repose-toi bien, et n’oublie pas, vive Robert !

Je raccroche et je décroche. La voix aigre de Thérèse me vrille les tympans.

— Ben, Jérémy fait chier, il ne veut pas faire ses devoirs !

— Surveille ton langage, Thérèse, ne parle pas comme ton frère.

Justement, c’est la voix du frère qui explose, maintenant.

— C’est cette conne qui emmerde, elle sait rien m’expliquer !

— Surveille ton langage, Jérémy, ne parle pas comme ta sœur. Et passe-moi Clara, tu veux ?

— Benjamin ?

La chaude voix de Clara. Du velours bien vert, et bien tendu, où chaque mot roule avec la silencieuse évidence d’une boule très blanche.

— Clara ? Comment va le Petit ?

— La fièvre est tombée. J’ai quand même fait revenir Laurent, il dit qu’il faut le garder deux jours au chaud.

— Il a dessiné d’autres Ogres Noël ?

— Une douzaine, mais ils sont beaucoup moins rouges. Je les ai photographiés. Ben, je nous ai fait un gratin dauphinois pour ce soir. Il sera prêt dans une heure.

— J’y serai. Passe-moi le Petit.

Et c’est la petite voix du Petit.

— Oui, Ben ?

— Rien. C’était juste pour te dire que j’ai une photo de Théo pour ton album, et que ce soir je vous raconte une nouvelle histoire.

— Une histoire d’ogre ?

— Une histoire de bombe.

— Ah ? Super quand même…

— Maintenant, il faut que je dorme une heure. Le premier qui s’approche du parlophone, tue-le.

— D’accord, Ben.

Je raccroche et me laisse tomber sur mon plumard, endormi avant de l’atteindre.

C’est un énorme chien qui me réveille, une heure plus tard. Il m’a attaqué par le flanc. J’ai roulé au bas du lit sous la violence du choc et je suis coincé contre le mur. Il en profite Pour m’immobiliser complètement et entreprendre la toilette que je n’ai pas eu le temps de faire ce matin. Il pue lui-même comme une décharge municipale. Sa langue sent quelque chose comme la poiscaille rance, le sperme de tigre, le Tout-Paris canin.

Je dis :

— Cadeau ?

Il fait un bond en arrière, s’assied sur son innommable cul, et, langue pendante, me regarde en penchant la tête. Je fouille dans la poche de ma veste, en tire la petite balle empaquetée que je présente en déclarant :

— Pour Julius. Joyeux Noël !

En bas, dans l’ex-quincaillerie, l’odeur muscade du gratin dauphinois plane encore longtemps après que j’ai entraîné les enfants dans le cœur profond du récit. Les yeux m’écoutent au-dessus des pyjamas pendant que les pieds se balancent dans le vide des lits superposés. J’en suis au moment où Lehmann se fraie un passage vers le toboggan fou. Il écarte la foule à grands coups d’un bras mécanique que je lui invente pour la circonstance.