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— La nullité, ça se paye, Malaussène ! Comme le reste ! Plus que le reste !

Et il se propose de me la faire payer si cher, ma nullité, que l’énorme client traverse soudain la pièce pour venir poser ses deux poings sur son bureau.

— Ça vous fait bicher, de torturer ce type ?

« Ce type », c’est moi. Ça y est, me voilà sous la protection de Sa Majesté le Muscle. Lehmann souhaiterait son fauteuil plus profond. L’autre s’explique : déjà, à l’école, ça lui foutait les boules de voir des caves s’attaquer à plus faible qu’eux.

— Alors, écoute-moi bien, bonhomme.

« Bonhomme », c’est Lehmann. Couleur de cierge. De ces cierges qu’on brûle pour que ça passe.

Ce qu’il a à écouter est simple. Primo, l’autre retire sa plainte. Deuxio, il viendra bientôt vérifier si je suis toujours en poste. Tertio, si je n’y suis plus, si Lehmann m’a fait jeter…

— Je te casse comme ça !

« Ça », c’est la jolie règle d’ébène de Lehmann, souvenir colonial, qui vient de péter net entre les doigts de mon sauveur.

Lehmann ne revient tout à fait à lui que lorsque l’escalier roulant avale le dernier centimètre cube du mastard. C’est alors seulement qu’il se frappe la cuisse et entreprend de se marrer comme une baleine. Je ne partage pas son hilarité. Pas cette fois. J’ai suivi jusqu’au bout la retraite de l’autre musclé. (« Te laisse pas bouffer le foie par ces fumiers, petit, attaque » il m’a dit ça en se taillant) et je me suis une fois de plus parlé comme à un autre. Il pensait s’attaquer au Magasin, Dumuscle, à un Empire, ou tout du moins au Contrôle Technique, à une Institution, puissamment abstraite, et il s’était armé en conséquence. Bayard soi-même, prêt à agenouiller la garnison à lui tout seul. Et voilà qu’il tombe sur un petit mec sans âge, (yourself Malaussène !) qu’il croit tout près de la mort, et il fond, le pauvre bougre, comme il a toujours fondu, par excès d’humanité. Quand il a tourné les talons, mon plongeur, j’ai regardé ses godasses, et j’ai pensé : « J’espère que tes palmes sont en meilleur état. »

J’ouvre la porte à mon tour :

— Ça suffit pour aujourd’hui, Lehmann, je rentre chez moi, Théo me remplacera si nécessaire.

Le rire de Lehmann se coince dans sa gorge.

— Cette lope n’est pas payée pour ça !

— Personne ne devrait être payé pour ça.

Il met tout le mépris possible dans son sourire avant de répondre :

— C’est bien mon avis.

(Tu le mériterais, ton bras mécanique, Ducon.)

Quand je redescends, le rayon des jouets est noir de monde.

— C’est la première fois qu’on vend davantage un 26 décembre qu’un 24 !

La remarque vient de ma petite rouquine à tête d’écureuil. Elle s’adresse à sa copine, plutôt genre belette, occupée à empaqueter un Boeing 747. La copine opine. Ses longs doigts glissent à une allure prodigieuse sur un papier bleu nuit étoilé de rose, qui se transforme de lui-même en paquet. A côté de l’emballeuse, sur une tablette de démonstration, une réplique robotisée de King Kong montre ce qu’elle sait faire. C’est un gros singe noir, épais, velu, plus vrai que nature. Il marche sur place. Il porte dans ses bras une poupée demi nue qui ressemble à Clara endormie. Il marche et pourtant n’avance pas. Il rejette de temps en temps la tête en arrière. Ses yeux rouges et sa gueule béante lancent des éclairs. Il y a une vraie menace entre le noir opaque du poil, le rouge sanglant du regard et le pauvre petit corps, si blanc dans ses terribles bras. (Bon Dieu, c’est pourtant vrai que ce boulot commence à me peser… et c’est vrai que cette poupée ressemble à ma Clara…)

7

Quand j’arrive chez moi, le gros singe noir me marche toujours dans la tête. Et quand le téléphone sonne, j’ai toutes les peines du monde à dire seulement « allô ».

— Ben ?

C’est Louna.

— Ben, je vais faire sauter le petit locataire.

Ah non ! je n’ai pas envie de remettre ça, pas ce soir.

Je réponds, d’une voix méchante :

— Qu’est-ce que tu attends de moi ? Que j’allume la mèche ?

Elle raccroche.

La première chose que je vois, en raccrochant à mon tour, c’est la gueule hilare de Julius le chien, dans l’encadrement de la porte. Il n’a pas lâché sa balle de la journée. Je le regarde d’un air mauvais. Je dis :

— Non, pas ce soir !

Il s’incorpore illico au tapis. Moi, je m’endors. Une heure après, à mon réveil, je décroche l’interphone.

— Clara ? J’ai besoin de prendre l’air, je vous rejoins après le dîner.

— D’accord, Ben. Ton Leica a fait des photos formidables, je te montrerai.

Julius est toujours aplati. Il me zieute avec un air de douloureuse interrogation. Cet autre maître lui pose problème. Heureusement, il le rencontre assez rarement.

Je demande :

— On va se promener ?

Il saute sur ses pattes. Toujours d’accord pour sortir, toujours content de rentrer, Julius. Un chien.

Il n’y a pas que le Magasin qui saute. Belleville aussi. Avec toutes ces façades manquantes le long de ses trottoirs, le Boulevard ressemble à une mâchoire édentée. Julius baguenaude, le pif au ras du sol, en battant frénétiquement de la queue. Il s’accroupit brusquement pour élever au beau milieu de l’allée centrale un somptueux monument à la gloire de l’odorat canin. Puis il fait une dizaine de mètres, son large cul bien dressé, assez fier de lui, lorsque soudain il s’immobilise, comme s’il avait oublié quelque chose d’important. Il gratte alors l’asphalte comme un furieux avec ses pattes arrière. Il n’est ni à la hauteur de sa crotte ni dans la bonne direction, mais il s’en fout. Il s’acquitte, Julius, il fait ce qu’il a à faire. Ce n’est pas un comptoir de grand magasin, lui : il a de la mémoire. Même s’il ne sait plus ce qu’il y a dedans.

Cent mètres plus loin, la voix lamentable d’un muezzin s’élève dans le crépuscule bellevillois. Je sais ce qui lui tient lieu de minaret. C’est une petite fenêtre carrée, une aération de chiottes ou une lucarne de palier, entre le troisième et le quatrième étage d’une façade décrépite. Je me laisse un moment porter par les jérémiades de ce curé venu d’ailleurs. Il dégoise une sourate où il doit être question d’une rose trémière poussant sa tige sacrée dans les calcifs du Prophète. Il y a là-dedans une douleur d’exil peu supportable. Pour la première fois, je revois le mort éparpillé du Magasin. Puis je pense à Louna et me traite de salaud. Et de nouveau les tripes du garagiste de Courbevoie. J’ai juste le temps de m’adosser à un arbre pour ne pas me répandre une seconde fois. C’est en comptant les pas que je traverse le boulevard pour entrer chez Koutoubia.

Julius file directement trouver Hadouch à la cuisine. La voix du muezzin est recouverte par les conversations et les craquements des dominos. La fumée stagne et la plupart des types sont assis derrière des pastis. M’est avis que le frère musulman de la lucarne a du travail sur la planche pour rappeler son monde à la pureté de l’Islam !

Dès qu’il m’aperçoit, le vieil Amar m’offre son plus large sourire. Je suis toujours surpris par la blancheur de ses cheveux. Il fait le tour de son comptoir et me prend dans ses bras.

— Alors, mon fils, ça va ?

— Ça va.

— Et ta mère, ça va ?

— Ça va. Elle se repose. A Châlons.

— Et les enfants, ça va ?

— Ça va.

— Tu ne les as pas amenés ?

— Ils font leurs devoirs.

— Et ton travail, à toi, ça va ?