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Le bibliothécaire leva les yeux au ciel. L’homo sapiens ? Non, merci, sans façons.

* * *

Le grand dragon dansait, virevoltait et galopait dans le ciel de la cité. Il était de la couleur du clair de lune qui se réfléchissait sur ses écailles. Parfois il zigzaguait et planait à une vitesse trompeuse au-dessus des toits pour le seul plaisir d’exister.

Pourtant ce n’était pas bien, se disait Vimaire. Une partie de lui-même s’extasiait devant la beauté du spectacle, mais un petit groupe insistant de cellules grises du mauvais côté de ses synapses gribouillaient sournoisement leurs graffitis sur la façade de son émerveillement.

C’est un putain de grand lézard, se moquaient-elles. Doit peser des tonnes. Rien d’aussi gros ne peut voler, même avec de jolies ailes. Et qu’est-ce qu’un lézard volant fait avec de grandes écailles sur le dos ?

À cent cinquante mètres au-dessus du capitaine, un jet de feu bleu-blanc perfora le ciel en rugissant.

Il ne peut pas faire un truc pareil ! Ça lui grillerait la gueule !

Près de lui, dame Ramkin restait bouche bée. Derrière elle, les petits dragons geignaient et hurlaient.

La grande bête vira dans les airs et piqua au-dessus des toits. Le feu gicla une nouvelle fois. En dessous, des flammes jaunes jaillirent. Le dragon avait agi avec tant de calme et d’élégance que Vimaire mit plusieurs secondes à comprendre qu’il venait bel et bien d’incendier plusieurs bâtiments.

« Mince alors ! fit dame Ramkin. Regardez ! Il se sert des courants thermiques ascendants ! C’est pour cette raison qu’il crache le feu ! » Elle se tourna vers Vimaire, le regard luisant, éperdu. « Vous rendez-vous compte que nous voyons sans doute ce que personne n’a vu depuis des siècles ?

— Oui, c’est un putain d’alligator volant qui flanque le feu à ma ville ! » s’écria Vimaire.

Elle ne l’écoutait pas. « Il doit y avoir une colonie quelque part, dit-elle. Au bout de tant de siècles ! Il vit où, à votre avis ? »

Vimaire n’en savait rien. Mais il se jura de le découvrir et de poser au monstre des questions pressantes.

« Un seul œuf, soupira l’éleveuse. Si je mettais la main sur un seul œuf… »

Vimaire la fixa d’un œil ahuri. L’idée lui vint qu’il devait sûrement être fêlé.

En dessous d’eux, un autre bâtiment explosa en flammes.

« Jusqu’à quelle distance exactement, demanda-t-il très lentement et distinctement comme à un enfant, ça volait, ces bêtes-là ?

— Ce sont des animaux très territoriaux, murmura Sa Seigneurie. Selon la légende, ils… »

Vimaire comprit qu’il était bon pour un nouveau cours sur les dragons. « Tenez-vous-en aux faits, m’dame, dit-il avec impatience.

— Pas très loin, en réalité, répondit-elle, un peu décontenancée.

— Merci beaucoup, m’dame, votre aide a été précieuse », marmonna le capitaine avant de prendre ses jambes à son cou.

Quelque part en ville. Il n’y avait rien sur des kilomètres à la ronde que des terres basses et des marais. Il vivait forcément en ville.

Ses sandales claquaient sur les pavés tandis qu’il dévalait les rues. Quelque part en ville ! C’était parfaitement ridicule, bien sûr. Parfaitement ridicule et impossible.

Il ne méritait pas ça. Il y a dans ce monde des milliers de villes, songea-t-il, et il a fallu qu’il choisisse la mienne…

* * *

Le temps que Vimaire arrive au fleuve, le dragon avait disparu. Mais un voile de fumée flottait au-dessus des rues et plusieurs chaînes humaines se passaient dans des seaux des paquets d’Ankh jusqu’aux bâtiments touchés[14]. Leur tâche était considérablement gênée par des flots de gens qui se déversaient des rues en transportant leurs biens. Le gros de la ville était bâti en bois et en chaume, et ils ne voulaient pas courir de risques.

En réalité le danger était extrêmement minime. Mystérieusement minime, à la réflexion.

Ces derniers temps, Vimaire avait mine de rien pris l’habitude d’emporter un carnet, et il avait noté les dégâts comme si le simple fait de les écrire rendait le monde plus compréhensible.

— Une remyse (appartenant à un inoffensif homme d’affaires qui avait vu sa voiture neuve s’embraser).

— Une petiste boutyque de lesgumes (touchée avec une précision chirurgicale).

Vimaire se posa des questions. Il y avait acheté des pommes une fois, et il n’y avait rien vu susceptible de froisser un dragon.

Tout de même, quelle prévenance de la part du dragon ! se dit-il tandis qu’il se dirigeait vers le poste du Guet. Quand on pense à tous les chantiers de bois, meules de foin, toits de chaume et magasins d’huile qu’il aurait pu toucher par hasard, il a réussi à flanquer la frousse à tout le monde sans vraiment abîmer la ville.

Les premiers rayons du soleil perçaient les nuages de fumée lorsqu’il poussa la porte. C’était son chez-lui, ici. Nullement la petite chambre vide au-dessus du fabricant de bougies dans la ruelle de Vixon, où il dormait, mais cette petite pièce brune désagréable qui sentait les cheminées jamais ramonées, la pipe du sergent Côlon, le mystérieux problème personnel de Chicard et, depuis peu, le produit d’entretien pour l’armure de Carotte. Oui, il était chez lui.

Il n’y avait personne. Vimaire n’en fut pas autrement surpris. Il monta d’un pas lourd à son bureau et se renversa dans son fauteuil, dont un chien incontinent aurait jeté le coussin de son panier d’une mine dégoûtée, se baissa son casque sur les yeux et s’efforça de réfléchir.

Pas de précipitation. Le dragon avait disparu au milieu de la fumée et de la confusion aussi soudainement qu’il était apparu. Il serait toujours temps de se précipiter. L’important, c’était de trouver où se précipiter…

Il avait vu juste. Un échassier ! Mais par où commencer à chercher un putain de gros dragon dans une ville d’un million d’habitants ?

Il s’aperçut que sa main droite avait de son propre chef ouvert le tiroir du bas de son bureau et que trois doigts, obéissant à des ordres sous scellés de son cerveau postérieur, en avaient tiré une bouteille. Une de ces bouteilles qui se vidaient toutes seules. La raison lui dit qu’il devait lui arriver de temps en temps d’en entamer une, de briser le cachet, de voir le liquide ambré miroiter jusqu’en haut du goulot. Seulement, il ne se souvenait pas des sensations qu’il en retirait. Comme si les bouteilles lui arrivaient aux deux tiers vides…

Il examina l’étiquette. Apparemment, du vieux whisky premier choix Sang-de-Dragon de Jacquin Constricteur. Pas cher et costaud, on pouvait s’en servir pour allumer des feux, pour nettoyer des couverts. Pas besoin d’en boire beaucoup pour être soûl, ce qui était aussi bien.

Ce fut Chicard qui le réveilla d’une secousse pour lui annoncer qu’il y avait un dragon en ville et que ç’avait fait un drôle de choc au sergent Côlon. Vimaire, dans son fauteuil, cligna des yeux comme un hibou sous le flot de paroles. Manifestement, un lézard cracheur de feu qui s’intéresse de près à la moitié inférieure d’un individu peut secouer la constitution la plus forte. Une aventure pareille risque de laisser des traces durables.

Vimaire n’avait pas fini de digérer les nouvelles que Carotte débarqua ; le bibliothécaire le suivait de sa démarche rythmée.

« Vous l’avez vu ? Vous l’avez vu ? fit le jeune homme.

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14

L’année précédente, le Patricien avait décrété illégale la Guilde des Combattants du Feu suite à de nombreuses plaintes. Au départ, le souscripteur d’un contrat auprès de la Guilde avait sa maison protégée contre le feu. Malheureusement, le génie populaire d’Ankh-Morpork s’était vite manifesté et les combattants du feu avaient pris l’habitude de passer en groupes chez les clients possibles et de lancer tout haut des commentaires du genre : « Ç’a l’air drôlement inflammable, ici », et « Suffirait d’une allumette qu’on laisserait tomber sans faire gaffe, et bonjour le feu d’artifice, vous voyez ce que j’veux dire ? »