Elle était longue et luisante. On aurait dit l’œuvre d’un génie de la ferronnerie – un de ces petits bonshommes zen qui ne travaillent qu’à la lumière de l’aube, capables de marteler un club-sandwich de plaques d’acier repliées sur elles-mêmes jusqu’à obtenir une arme au tranchant de scalpel et à la puissance d’arrêt d’un rhinocéros obsédé sexuel sous mauvais acide –, lequel génie aurait ensuite pris sa retraite, en larmes, parce qu’il n’atteindrait jamais plus une telle perfection. Tant de pierres précieuses en ornaient la garde qu’il lui fallait une gaine de velours, qu’on devait la regarder à travers du verre fumé. Rien qu’en posant la main dessus, on se sentait déjà presque roi.
Quant au gamin… c’était un lointain cousin, bouillant, vaniteux et affligé d’une bêtise passablement aristocratique. Pour l’heure, il se trouvait sous bonne garde dans une ferme éloignée où il ne manquait ni de boisson ni de jeunes dames, même si ses goûts semblaient surtout le porter vers les miroirs. Sûrement de l’étoffe de héros, se disait tristement le Grand Maître Suprême.
« J’imagine, dit le frère Tourduguet, que c’est pas lui le vrai ’ritier du trône ?
— Que voulez-vous dire ? fit le Grand Maître Suprême.
— Ben, vous savez ce que c’est. Le destin, ça joue des drôles de tours. Ha, ha. Ça serait marrant, dites donc, si ce gamin, c’était vraiment le vrai roi. Après toutes ces histoires…
— Il n’y a plus de vrai roi ! le coupa sèchement le Grand Maître Suprême. Qu’est-ce que vous vous figurez ? Que des gens errent dans le désert pendant des siècles et des siècles et se transmettent patiemment une épée et une tache de vin ? Qu’il existe une espèce de magie ? » Il cracha le mot. Il s’était servi de la magie, moyen d’arriver à ses fins, la fin justifie les moyens et ainsi de suite, mais de là à y croire, à voir en elle une espèce de force morale, comme la logique… Cette seule idée le fit grimacer. « Bon sang, mon vieux, un peu de logique ! Soyez rationnel. Même si un seul membre de la famille royale avait survécu, la lignée se serait tellement diluée depuis le temps que des milliers de gens pourraient sûrement prétendre au trône aujourd’hui. Même… – il s’efforça d’imaginer le moins plausible des prétendants – même quelqu’un comme frère Cagoinces. » Il passa en revue les frères rassemblés. « Tiens, je ne le vois pas, ce soir.
— Marrant, ça, fit le frère Tourduguet d’un air songeur. Vous êtes pas au courant ?
— Quoi ?
— Il s’est fait mordre par un crocodile hier au soir en rentrant chez lui. Le pauvre gars.
— Quoi ?
— Une chance sur un million. Le crocodile s’était échappé d’une ménagerie, un truc comme ça, et il se cachait dans sa cour de derrière. Le frère Cagoinces a voulu chercher sa clé sous son paillasson, et l’autre l’a attrapé par les funes[15]. » Le frère Tourduguet fouilla sous sa robe et sortit une enveloppe brune d’une propreté douteuse. « On fait une collecte pour lui acheter des oranges et tout, j’sais pas si ça vous dit… euh…
— Inscrivez-moi pour trois piastres », dit le Grand Maître Suprême.
Le frère Tourduguet hocha la tête. « Marrant, ça, dit-il. Je l’ai déjà fait. »
Encore quelques nuits, songea le Grand Maître Suprême. Demain, le peuple sera tellement désespéré qu’il couronnerait même un troll unijambiste qui le débarrasserait du dragon. Et on aura un roi, et lui aura un conseiller, un homme de confiance, évidemment, et cette bande de crétins pourra retourner à son caniveau. Finis les déguisements, finis les rituels.
Finies les invocations du dragon.
Je peux arrêter, se dit-il. Je peux arrêter quand je veux.
Les rues devant le palais du Patricien grouillaient de monde. Il flottait comme un air de carnaval dément. Vimaire promena un œil exercé sur l’assortiment humain rassemblé. La foule morporkienne habituelle des temps de crise : la moitié était là pour se plaindre, un quart pour regarder la moitié, et le reste pour voler, racoler ou vendre des hot-dogs à tous les autres. Quelques têtes nouvelles, pourtant : un certain nombre d’individus à la mine patibulaire, l’espadon en bandoulière et le fouet à la ceinture, fendaient la cohue à grands pas.
« Les nouvelles vont vite, pas vrai ? fit remarquer une voix familière près de son oreille. Bonjour, capitaine. »
Vimaire tomba sur la figure cadavéreuse et ricanante de Planteur Je-m’tranche-la-gorge, dit J’creuse-ma-tombe, dit J’cours-à-la-ruine, pourvoyeur d’absolument toutes sortes d’articles garantis achetés à la foire d’empoigne qui pouvaient se vendre à la sauvette d’une valise ouverte dans une rue animée.
« B’jour, la Gorge, répondit distraitement Vimaire. Qu’est-ce que tu vends ?
— De l’authentique, capitaine. » La Gorge se pencha tout près. C’était le genre de camelot capable de faire prendre un simple « bonjour » pour une offre qu’on-ne-rencontre-qu’une-fois-dans-sa-vie et qui-ne-se-reproduira-pas. Ses yeux virèrent de droite et de gauche dans leurs orbites, comme deux rongeurs qui chercheraient à s’échapper. « Moi, j’peux pas m’en passer, souffla-t-il. De la crème antidragon. Garantie personnelle : si vous êtes carbonisé, vous êtes remboursé, on chipote pas.
— Ce que tu dis, fit lentement Vimaire, et si je comprends bien ta proposition, c’est qu’au cas où le dragon me grillerait vif, tu me rendrais l’argent ?
— Sur demande de votre part », précisa Je-m’tranche-la-gorge. Il dévissa le couvercle d’un pot de pommade vert vif qu’il fourra sous le nez de Vimaire. « Concocté à partir de plus de cinquante épices et herbes rares selon une recette uniquement connue d’une bande de vieux moines qui vivent sur une montagne quelque part. Une piastre le pot, autant dire qu’à ce prix-là je m’tranche la gorge. C’est vraiment pour rendre service à la société, ajouta-t-il pieusement.
— Faut reconnaître que ces vieux moines, ils l’ont préparée drôlement vite, ta crème.
— Des petits malins, convint Je-m’tranche-la-gorge. Ça doit être toutes leurs méditations et le yaourt de yack.
— Qu’est-ce qui se passe, la Gorge ? demanda Vimaire. Qui sont tous ces gars avec leurs grandes épées ?
— Des chasseurs de dragons, cap’taine. Le Patricien a offert une récompense de cinquante mille piastres à celui qui lui ramènera la tête du dragon. Mais sans le reste de la bête ; pas folle, la guêpe.
— Quoi ?
— C’est ce qu’il a dit. C’est écrit sur des affiches.
— Cinquante mille piastres !
— C’est pas d’la crotte de bique, hein ?
— Plutôt de la bouse de dragon », répliqua Vimaire. Une source d’emmerdes, en tout cas, songea-t-il. « Je suis étonné que tu ne te trouves pas une épée pour te joindre à eux.
— Moi, j’suis davantage dans la branche des services, comme qui dirait, cap’taine. » La Gorge jeta des coups d’œil de conspirateur d’un côté puis de l’autre avant de glisser à Vimaire un bout de parchemin.
Lequel disait :
Boucliers miroirs antidragons : 500 PA.
Détecteurs de tanières portables : 250 PA.
Flèches perce-dragons : 100 PA l’unité.
Pelles : 5 PA. Pioches : 5 PA. Sacs : 1 PA.
Vimaire le lui rendit. « Pourquoi les sacs ? voulut-il savoir.
— À cause du trésor, répondit la Gorge.
— Ah, oui, fit Vimaire d’un air sombre. Bien sûr.
— J’vais vous dire, moi, lui souffla le camelot, j’vais vous dire. Pour nos représentants de l’ordre, dix pour cent de remise.