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« Les dieux soient loués, fit dame Ramkin en se remettant péniblement debout. Ils explosent si facilement, vous savez. Ç’aurait pu être très dangereux. »

Ils se rappelèrent l’autre dragon. Il n’était pas du genre à exploser, lui. Plutôt du genre à tuer les gens. Ils se retournèrent lentement.

La créature surgit au-dessus d’eux, renifla, puis se détourna, comme s’ils ne présentaient absolument aucun intérêt. Elle bondit lourdement en l’air et, d’un seul battement lent de ses ailes, godilla tranquillement sur la longueur de la place, prit de l’altitude et disparut dans la brume qui se vautrait sur la ville.

Pour l’heure, Vimaire se souciait davantage du spécimen plus petit qu’il tenait dans les bras. L’estomac d’Errol gargouillait de façon alarmante. Il regretta de ne pas avoir assez potassé le livre sur les dragons. Est-ce qu’un pareil bruit d’estomac annonçait une explosion imminente, ou fallait-il surveiller l’instant où il s’arrêterait ?

« Il faut le suivre ! s’écria dame Ramkin. Qu’est-ce qu’elle est devenue, la voiture ? »

Vimaire agita vaguement la main dans la direction qu’avaient prise, autant qu’il pouvait en juger, les chevaux paniqués.

Errol éternua un nuage de gaz chaud qui puait davantage que si on l’avait muré dans une cave, donna un coup de patte alangui dans le vide, lécha la figure de Vimaire d’une langue comme une râpe à fromage, se dégagea avec peine de ses bras et s’en fut au petit trot.

« Où est-ce qu’il s’en va ? » tonitrua dame Ramkin qui émergeait du brouillard en traînant les chevaux derrière elle. Ils refusaient de la suivre, leurs sabots soulevaient des étincelles, mais ils livraient une bataille perdue d’avance.

« Il veut encore se battre contre lui ! dit Vimaire. On s’attendrait à ce qu’il laisse tomber, non ?

— Ils sont tout feu tout flamme quand ils se battent, dit dame Ramkin alors qu’il grimpait dans le carrosse. Le but, c’est de faire exploser l’adversaire, vous voyez.

— Je croyais que, dans la nature, l’animal vaincu se mettait sur le dos en signe de soumission, et terminé, fit Vimaire tandis qu’ils se lançaient bruyamment à la poursuite du dragon des marais.

— Ça ne marcherait pas avec les dragons, dit dame Ramkin. Quand un imbécile se met sur le dos, on l’étripe. C’est comme ça qu’ils voient la chose. Presque humains, vraiment. »

* * *

Les nuages s’étaient rassemblés en une masse épaisse au-dessus d’Ankh-Morpork. Plus haut, le soleil du Disque-monde répandait lentement sa lumière dorée.

Le dragon étincela dans l’aube tandis qu’il fendait joyeusement l’espace, effectuant des virages et des tonneaux invraisemblables par pur plaisir. Puis il se souvint des affaires courantes.

Ils avaient eu l’audace de l’invoquer…

En dessous, les hommes du Guet suivaient sans but et d’un bord à l’autre la rue des Petits-Dieux. Malgré l’épais brouillard, elle commençait à s’animer.

« Comment qu’ça s’appelle, ces machins, là, comme des escaliers tout maigres ? demanda le sergent Côlon.

— Des échelles, répondit Carotte.

— Y en a plein, dans l’coin », fit Chicard. Il alla d’un pas traînant vers la plus proche et lui flanqua un coup de pied.

« Hé-là ! » Une silhouette descendit tant bien que mal, à moitié enfouie dans un chapelet de drapeaux.

« Qu’est-ce qui s’passe ? » voulut savoir Chicard.

Le porteur de drapeaux le toisa.

« Qui c’est qui demande ça, p’tit mioche ? cracha-t-il.

— « Excusez-moi, c’est nous », répondit Carotte qui émergea du brouillard tel un iceberg. L’homme se fendit d’un sourire pâle.

« Ben, c’est le couronnement, s’pas ? fit-il. Faut que les rues soient prêtes pour le couronnement. Faut accrocher les drapeaux. Faut ressortir les vieilles banderoles, non ? »

Chicard jeta un œil mauvais sur les décorations trempées. « M’ont pas l’air si vieilles que ça, dit-il. M’ont l’air neuves. C’est quoi, ces gros tas tout flasques sur ce blason ?

— Ça, c’est les hippopotames royaux d’Ankh, répondit fièrement l’homme. Pour rappeler notre noble héritage.

— Depuis quand on a un noble héritage, dis ? fit Chicard.

— Depuis hier, tiens.

— Un héritage, ça ne vient pas en un jour, intervint Carotte. Faut beaucoup de temps, normalement.

— Si on en a pas, dit le sergent Côlon, j’vous parie qu’on tardera pas à en avoir. Ma femme m’a laissé un mot là-d’sus. Après toutes ces années, la v’là monarchiste. » Il donna un méchant coup de pied dans le trottoir. « Hah ! fit-il. On s’décarcasse pendant trente ans pour mettre un peu d’beurre dans les épinards, mais elle, plus rien l’intéresse que ce gamin qui s’retrouve roi après cinq minutes de boulot. Vous savez ce que j’ai eu pour mon thé hier soir ? Des sandwiches à la graisse de bœuf ! »

Il n’eut pas la réaction escomptée de la part des deux célibataires.

« Mince alors ! fit Chicard.

— De la vraie graisse de bœuf ? fit Carotte. Avec les petits bouts croustillants dessus ? Et les morceaux de gras brillants ?

— Je m’rappelle pas quand je m’suis payé un bol de graisse pour la dernière fois, songea Chicard, perdu dans un paradis gastronomique. Avec juste une pincée d’sel et de poivre, t’as un repas de r…

— T’avise pas de l’dire, le prévint Côlon.

— Le meilleur moment, c’est quand on plonge le couteau dedans, on perce le gras et tout ce qu’il y a dessous remonte en bouillons marron doré, rêvassa Carotte. Dans un moment comme ça, on est heureux comme un ro…

— Tais-toi ! Tais-toi ! brailla Côlon. Vous… C’est quoi, ça, merde ? »

Ils sentirent le souffle soudain, virent la brume au-dessus d’eux se tordre en spirales qui se brisèrent sur les murs des maisons. Un courant d’air froid balaya la longueur de la rue puis cessa.

« On aurait dit comme un machin qui planait quelque part là-haut », fit le sergent. Il se figea. « Dites donc, vous croyez pas… ?

— On l’a vu s’faire zigouiller, non ? s’empressa de faire remarquer Chicard.

— On l’a vu disparaître », rectifia Carotte.

Ils s’entreregardèrent, seuls et mouillés dans la rue et son linceul de brouillard. Il pouvait y avoir n’importe quoi là-haut. L’imagination peuplait l’atmosphère humide et froide d’apparitions horribles. Le pire, c’était de se dire que Dame Nature risquait d’avoir fait encore plus fort dans le genre.

« Nan, décida Côlon. C’était sûrement un… un gros échassier. Quelque chose comme ça.

— On ne peut rien faire ? demanda Carotte.

— Si, répondit Chicard. On devrait s’tirer en vitesse. Souvenez-vous de Trousse.

— C’est peut-être un autre dragon, dit Carotte. On devrait prévenir les gens et…

— Non, le coupa brutalement le sergent Côlon, parce que, petit a) ils nous croiraient pas et, petit b) on a un roi maintenant. C’est son boulot, les dragons.

— C’vrai, fit Chicard. Il serait vachement fumasse, sûrement. Les dragons, c’est sûrement des bestiaux royaux, t’vois. Comme les cerfs. Le gars qu’aurait seulement l’idée d’en tuer un se ferait sûrement arracher les tridelins[18], quand y a un roi dans le coin.

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18

Tridelins : pratique religieuse quotidienne aussi brève qu’inutile chez les derviches équilibristes sacrés d’Otherz, selon le Dictionnaire des mots qui rincent l’œil.