— Dans ces cas-là, on est contents d’être des raturés, fit Côlon.
— Des roturiers, le corrigea Chicard.
— Ça n’est pas très civique, comme attitude… » commença Carotte. Il fut interrompu par Errol.
Le petit dragon débouchait au petit trot en plein milieu de la rue, son bout de queue dressé en l’air, les yeux braqués sur les nuages au-dessus de lui. Il dépassa la troupe sans lui accorder la moindre attention.
« Qu’est-ce qui lui prend ? » fit Chicard.
Un fracas dans leur dos annonça l’arrivée du carrosse des Ramkin.
« Les gars ? lança Vimaire d’une voix hésitante en fouillant le brouillard des yeux.
— Sans aucun doute, répondit le sergent Côlon.
— Vous n’avez pas vu passer un dragon ? En dehors d’Errol ?
— Ben, euh… fit le sergent en regardant les deux autres. Plus ou moins, mon capitaine. Bien possible. Ça nous étonnerait pas.
— Alors ne restez pas là comme des grands dadais, dit dame Ramkin. Montez ! La place ne manque pas à l’intérieur ! »
Effectivement. À sa sortie d’usine, le carrosse avait dû passer pour la merveille de l’époque, tout en peluche, dorures et tentures à pompons. Le temps, la négligence et l’enlèvement répété des sièges pour permettre de conduire des dragons à des expositions avaient prélevé leur tribut, mais il empestait encore les privilèges, l’élégance et, bien entendu, le dragon.
« À quoi tu joues ? fit Côlon alors que le carrosse fendait bruyamment le brouillard.
— Je salue d’la main, répondit Chicard en faisant des gestes gracieux à l’adresse des volutes de brume autour d’eux.
— Vraiment, c’est écœurant, ces trucs-là, médita tout haut le sergent Côlon. S’balader dans des carrosses comme ça pendant qu’y en a d’autres qu’ont pas de toit sur leurs têtes.
— C’est l’carrosse de dame Ramkin, dit Chicard. Une femme très bien.
— Ben, oui, mais ses ancêtres, hein ? On a pas d’grandes maisons et des carrosses sans opprimer un peu les pauvres.
— T’es juste vexé parce que ta bourgeoise a brodé des couronnes sur ses d’sous, dit Chicard.
— Ç’a rien à voir ! s’indigna le sergent Côlon. J’ai toujours été très à cheval sur les droits de l’homme.
— Et du nain, ajouta Carotte.
— Ouais, d’accord, fit le sergent d’un ton hésitant. Mais toutes ces histoires de rois et de seigneurs, c’est contre la dignité humaine fondamentale. On est tous nés égaux. Ça me rend malade.
— Je t’ai encore jamais entendu causer comme ça, Frédéric, dit Chicard.
— Pour toi, c’est le sergent Côlon, Chicard.
— Pardon, sergent. »
Le brouillard ressemblait de plus en plus à un véritable gumbo d’automne morporkien[19]. Vimaire s’efforçait d’y voir quelque chose, les yeux plissés, tandis que les gouttelettes s’attelaient à la tâche de le tremper jusqu’aux os.
— Je l’aperçois, dit-il. Tournez à gauche ici.
— Vous avez une idée d’où nous sommes ? s’enquit dame Ramkin.
— Quelque part dans le quartier commerçant », répondit sèchement Vimaire.
Errol avait un peu ralenti. Il n’arrêtait pas de regarder en l’air et de geindre.
« Je ne vois que dalle au-dessus de nous dans ce brouillard, dit-il. Je me demande si… »
Le brouillard, comme pour lui répondre, s’illumina. Il fleurit devant eux à la façon d’un chrysanthème et produisit un bruit qui fit : « Wouuuf. »
« Oh, non, gémit Vimaire. Pas encore ! »
« Les Tasses de l’Intégrité sont-elles parfaitement et dûment remplies ? entonna le frère Tourduguet.
— Oui-da, parfaitement remplies à ras bord.
— Les Eaux du Monde sont-elles abjurées ?
— Oui-da, parfaitement abjurées comme il faut.
— Les Démons de l’Infinité ont-ils été abondamment enchaînés ?
— Merde, fit le frère Plâtrier, y a toujours quelque chose. »
Le frère Tourduguet s’affaissa. « Rien qu’une fois, ce serait agréable si nous pouvions accomplir dans les règles les rituels anciens et éternels, quand même. Vous feriez bien de vous mettre au travail.
— Ça n’irait pas plus vite, frère Tourduguet, si je le faisais deux fois au prochain coup ? » demanda le frère Plâtrier.
Le frère Tourduguet examina la proposition à contrecœur. Elle paraissait raisonnable.
« D’accord, dit-il. Maintenant, retournez avec les autres. Et vous devriez m’appeler Grand Maître Suprême suppléant, compris ? »
Il n’obtint pas de la part de la confrérie l’accueil digne qu’il estimait de rigueur.
« Personne nous a dit que vous étiez Grand Maître Suprême suppléant, marmonna le frère Portier.
— Ben, c’est ce que vous croyez ; je l’suis bel et bien parce que le Grand Maître Suprême m’a demandé d’ouvrir la Loge vu qu’il était en retard à cause de toute cette histoire de couronnement, répliqua avec hauteur le frère Tourduguet. Si ça, ça fait pas de moi le Grand Maître Suprême suppléant, alors je voudrais bien savoir ce qu’il vous faut, d’accord ?
— J’vois pas pourquoi, marmonna le frère Portier. Vous êtes pas obligé de vous attribuer un grand titre pareil. On pourrait juste vous appeler quelque chose comme… ben, Responsable des Rituels.
— Ouais, renchérit le frère Plâtrier. J’vois pas pourquoi vous vous donnez de grands airs. Vous avez même pas appris les anciens mystères mystiques chez des moines, ni rien.
— En plus, ça fait des heures qu’on poireaute, reprit le frère Portier. C’est pas normal. J’croyais qu’on serait récompensés… »
Le frère Tourduguet comprit qu’il perdait le contrôle de la situation. Il essaya une diplomatie enjôleuse.
« Je suis sûr que le Grand Maître Suprême va revenir tout de suite, dit-il. On va pas tout gâcher maintenant, hein ? Les gars ? On a organisé le combat avec le dragon et tout, on s’en est tirés comme des chefs, c’est quelque chose, non ? On en a vu de dures, pas vrai ? Ça vaut la peine d’attendre encore un peu, d’accord ? »
Le cercle de silhouettes en robes et capuchons racla des pieds en signe d’approbation réticente.
« D’accord.
— Ça va.
— Ouais.
— CERTAINEMENT.
— Ça marche.
— Puisque vous l’dites. »
Le sentiment gagnait peu à peu le frère Tourduguet qu’un détail clochait, mais il n’arrivait pas à le définir.
« Euh, fit-il. Frères ? »
Eux aussi s’agitaient, mal à l’aise. Quelque chose leur agaçait les dents. Une drôle d’ambiance.
« Frères, répéta le frère Tourduguet en tâchant de reprendre la situation en mains, on est bien tous ici, non ? »
Un chœur inquiet d’assentiment lui répondit.
« Évidemment, tiens.
— Qu’est-ce qui s’passe ?
— Oui !
— OUI.
— Oui. »
Ça recommençait, une subtile aberration dans l’atmosphère sur laquelle on n’arrivait pas à mettre le doigt parce qu’il avait trop peur, le doigt. Mais les pensées agaçantes du frère Tourduguet furent interrompues par un grattement sur le toit. Quelques petits morceaux de plâtre tombèrent dans le cercle.
« Frères ? » répéta le frère Tourduguet, nerveux.
Suivit alors un de ces bruits silencieux, un long silence bourdonnant de concentration extrême, peut-être troublé par une inspiration d’air dans des poumons larges comme des meules de foin. Les derniers rats de l’assurance du frère Tourduguet fuirent le navire en perdition de son courage.
19
Comme une purée de pois mais en beaucoup plus épais, à l’odeur plus louche de soupe de poisson et dont il vaut mieux ne rien savoir de certains ingrédients.