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On écrivait rarement des lettres dans cette mine. Le travail s’était arrêté et tout le clan avait fait cercle dans un silence respectueux tandis que sa plume crissotait sur le parchemin. On avait envoyé sa tante chez Vernessi pour lui demander pardon, mais est-ce qu’il aurait moyen de mettre de côté un soupçon de cire ? On avait dépêché sa sœur au village dans la vallée pour demander à maîtresse Goussedail la sorcière comment s’arrêter d’écrire, une fois lancé, à la fin du mot « recommandation ».

Les mois avaient passé.

Puis la réponse était arrivée. Une réponse plutôt sale, vu que le courrier dans les montagnes du Bélier se confiait à n’importe qui allait plus ou moins dans la bonne direction, et plutôt brève aussi. Elle disait, sèchement, que sa candidature était acceptée, et lui demandait de se présenter sur-le-champ pour prendre ses fonctions.

« Comme ça, c’est tout ? s’était étonné Carotte. Je m’attendais à des tests et autres. Pour voir si je convenais.

— Tu es mon fils, avait expliqué le roi. C’est ce que je leur ai dit, t’vois. Ça tombe sous le sens, que tu conviens. Tu as sans doute l’étoffe d’un officier. »

Il avait tiré un sac de sous sa chaise, farfouillé dedans et présenté à Carotte une longueur de métal qui tenait davantage de l’épée que de la scie, mais de peu.

« Ça te revient sans doute de droit, dit-il. Quand on a trouvé les… chariots, c’était tout ce qui restait. Les bandits, t’vois. Entre nous… – il fit signe à Carotte de se rapprocher – on a demandé à une sorcière d’y jeter un coup d’œil. Au cas où elle serait magique. Mais non. Jamais vu d’épée aussi peu magique que ça, elle a dit. Elles le sont toujours un peu, d’habitude, vu que c’est comme du magnétisme, j’imagine. Elle est quand même bien équilibrée. »

Il la lui remit.

Il farfouilla encore un peu. « Et puis il y a ça. » Il brandit une chemise. « Ça te protégera. »

Carotte la palpa avec prudence. Elle était en laine de mouton du Bélier, une laine qui avait toute la chaleur et la douceur de la soie de cochon. Il s’agissait d’un de ces légendaires tricots de corps en laine que portent les nains, du genre auquel il faut des charnières.

« Me protégera de quoi ? demanda-t-il.

— Des rhumes, tout ça, répondit le roi. Ta mère insiste pour que tu le mettes. Et, euh… ça me rappelle : monsieur Vernessi a dit qu’il aimerait que tu passes le voir en descendant de la montagne. Il a quelque chose pour toi. »

Son père et sa mère lui avaient fait au revoir de la main jusqu’à ce qu’il soit hors de vue. Pas Gougnotte. Marrant, ça. On aurait dit qu’elle l’évitait depuis quelque temps.

Il avait l’épée en bandoulière sur son dos, des sandwiches et des sous-vêtements propres dans son havresac, et le monde plus ou moins à ses pieds. Dans sa poche se trouvait la fameuse lettre du Patricien, l’homme qui dirigeait la grande et belle cité d’Ankh-Morpork.

Du moins, c’est ce qu’avait affirmé sa mère. C’est vrai que des armoiries impressionnantes ornaient l’en-tête de la lettre, mais la signature ressemblait à quelque chose comme : Lupin Gribouille, Sec., pp.

Enfin, le Patricien ne l’avait peut-être pas signée, mais elle était sûrement de la main de quelqu’un qui travaillait pour lui. Ou dans le même bâtiment. Le Patricien devait au moins être au courant de cette lettre. De façon générale. Peut-être pas forcément de cette lettre-, mais il connaissait probablement l’existence des lettres en général.

Carotte descendait les sentiers de montagne d’un pas décidé, dispersant des nuages de bourdons au passage. Au bout d’un moment, il dégaina l’épée et porta, pour voir, des coups d’estoc à des souches d’arbres criminelles et des rassemblements illégaux d’orties brûlantes.

Vernessi, assis devant sa cabane, enfilait des champignons séchés sur une ficelle.

« Salut, Carotte, dit-il en l’invitant à l’intérieur. Content d’aller à la ville ? »

Carotte réfléchit un instant.

« Non, répondit-il.

— Tu commences à regretter, hein ?

— Non, je marchais comme ça, dit franchement Carotte. Je ne pensais à rien de spécial.

— Ton p’pa t’a donné l’épée, hein ? fit Vernessi en fourrageant sur une étagère nauséabonde.

— Oui. Et un gilet de laine pour me protéger contre les coups de froid.

— Ah. Oui, des fois c’est très humide, là-bas, à ce qu’on m’a dit. Se protéger. Très important. »

Il se retourna et ajouta, d’un ton théâtral : « Ça, c’était à mon arrière-grand-père. »

Il s’agissait d’un objet curieux, vaguement hémisphérique, bordé de lanières.

« Un genre de fronde ? » demanda Carotte après l’avoir examiné dans un silence poli.

Vernessi lui expliqua.

« Une coquille, comme les escargots ? fit Carotte, intrigué.

— Non. C’est pour quand tu te bats, marmonna Vernessi. Faut la porter tout le temps. Ça protège tes parties vitales, quoi. »

Carotte l’essaya.

« C’est un peu petit, monsieur Vernessi.

— C’est parce que tu l’as mise sur la tête, tu vois. »

Vernessi lui donna des explications plus précises, à l’étonnement croissant puis à la grande horreur de Carotte. « Mon arrière-grand-père me disait, conclut Vernessi, que sans ça je ne serais pas ici aujourd’hui.

— Qu’est-ce qu’il entendait par là ? »

La bouche de Vernessi s’ouvrit et se referma plusieurs fois. « Aucune idée », fit-il lâchement.

Bref, l’objet honteux gisait désormais tout au fond du havresac de Carotte. Les nains ne s’intéressent guère à ce genre de choses. L’horrible protection donnait un aperçu d’un monde aussi étranger que la face cachée de la lune.

Monsieur Vernessi lui avait fait un autre cadeau. Un petit livre, mais très épais, relié dans un cuir que les ans avaient rendu aussi dur que du bois.

Il s’intitulait : Lois Ordonnances des cités d’Ankh et de Morpork.

« Ça aussi, c’était à mon arrière-grand-père. C’est ce que doit savoir le Guet. Faut que tu connaisses toutes les lois pour devenir un bon officier », avait-il dit vertueusement.

Vernessi aurait peut-être dû se souvenir d’un détail : jamais dans toute la vie de Carotte on ne lui avait vraiment menti ni donné une consigne qu’il n’était pas censé prendre au pied de la lettre. Le jeune homme avait accepté le livre avec gravité. Il ne lui serait jamais venu à l’idée, s’il devait devenir officier du Guet, de ne pas en être un bon.

Ce fut un voyage de huit cents kilomètres qui, chose surprenante, se déroula sans histoires. Les particuliers de plus d’un mètre quatre-vingt-dix et de quasiment autant en largeur d’épaules voyagent souvent sans histoires. Les imprudents qui leur bondissent sous le nez de derrière des rochers finissent toujours par s’excuser : « Oh. Pardon. Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. »

Il avait passé le plus clair du trajet à lire.

Et maintenant Ankh-Morpork s’offrait à ses yeux.

Il se sentait un peu déçu. Il s’était attendu à de hautes tours blanches dressées au-dessus du paysage et à des drapeaux. Ankh-Morpork ne se dressait pas. On aurait plutôt dit qu’elle se tapissait, qu’elle s’accrochait au terrain comme si elle craignait de se faire voler. Il n’y avait pas de drapeaux.

Un garde se tenait de faction à la porte de la cité. Du moins il portait une cotte de mailles, et l’objet sur lequel il s’appuyait était une lance. C’était forcément un garde.