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— Y a le feu ?

— A en juger à son énervement, oui !

L’idée d’avoir à me saper, puis à piloter ma tire jusqu’au burlingue du Vieux, l’idée d’écouter ses boniments, surtout, me déprime.

— Ce que je voudrais pouvoir me faire porter pâle !

— C’est pas à conseiller, assure Pinaud. Il m’a dit que chaque minute comptait !

— Bon, alors attends-moi. Et sois sérieux avec maman pendant que je m’habille.

— Je t’en prie, bavoche-t-il au comble de la confusion.

— Tout Paris sait que tu es le type le plus libidineux de l’après-guerre…

Je sors, tandis qu’il se confond en protestations auprès de Félicie.

2

Ça fait deux mille cinq cents ans que je n’ai pas vu le Chef aussi mal viré. Il a sa tronche des vilains jours. Ses yeux contiennent autant d’amabilité que ceux d’une chaisière traitée de tapineuse par un égoutier et ses lèvres sont si serrées qu’il serait impossible de prendre sa température par voie buccale.

— Asseyez-vous, San-Antonio.

Il me défrime. Ses gobilles sont impitoyables. J’ai beau faire bonne contenance, il lit ma biture de la veille sur ma bouille tuméfiée comme on lit le mode d’emploi d’un rasoir électrique lorsque, pendant trente ans, on s’est rasé au coupe-chou.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort ?

— Le foie, chef, ça n’est rien…

— Vous vous êtes enivré ?

Tout de suite, les mots qui fâchent. J’ai envie de l’envoyer sur les roses, mais je n’en ai pas la force.

— Disons que nous avons arrosé la promotion de Bérurier…

— Ecoutez-moi, San-Antonio, je sais que vous buvez sec, mais je n’aime pas beaucoup ça. L’alcool est néfaste aux réflexes…

Il me sort le cours de morale d’école primaire sur le fameux fléau ! Je m’attends à lui voir déballer des graphiques de son tiroir.

— Vous n’avez rien à me reprocher, chef, si ?

A ma voix, il pige que je suis à deux doigts de lui faire becqueter son sous-main et, comme il tient à moi, il change de disque.

— San-Antonio, je suis bien embêté…

J’attends la suite. Il masse ses belles mains qui font la fortune des manucures.

— Alors, vous allez partir immédiatement pour la Suisse…

Du coup, c’est moi qui suis embêté ! Songez qu’à six plombes, ce soir, j’ai rembour avec une blonde qui n’aurait qu’une demande sur papier timbré à rédiger pour être admise parmi les Blue Bell Girls !

Mais cette objection n’étant pas valable, je ne la formule pas. Le Vieux masse maintenant son crâne ivoirin.

— Vous connaissez Mathias ?

Tu parles, Charles ! C’est un de mes meilleurs collègues. Un jeune, sorti de la Sorbonne, s’il vous plaît, qui va faire une sacrée carrière si on s’en réfère aux succès qu’il a déjà enregistrés.

— Je ne connais que lui, patron !

— Il vient de réussir un exploit assez sensationnel…

— Ah oui ? Ça ne m’étonne pas !

— Vous avez entendu parler du réseau Mohari ?

Je réfléchis…

— N’est-ce pas cette organisation qui approvisionne en armes les pays arabes ?

— Si, Mathias est parvenu à en faire partie.

J’émets un sifflement. Du coup, j’oublie ma cuite et la pépée platinée qui m’attendra ce soir au Marignan.

— Beau travail, en effet. Comment s’y est-il pris ?

Le Vieux, qui est modeste comme quinze vedettes d’Hollywood, baisse ses paupières de batracien.

— Il a suivi mes directives, voilà tout !

— Je n’en doute pas, chef !

Il cramponne un coupe-papier en ivoire de la couleur de son crâne et se met à jouer la Marche des Accordéonistes Lyonnais sur son bureau.

— Il était indispensable que j’aie quelqu’un dans la place… Et je savais que le siège, si je puis dire, du réseau Mohari, se trouvait à Berne. Je l’ai donc envoyé là-bas… Il a pu trouver la filière. Mathias possédait des renseignements stratégiques concernant les opérations en Afrique du Nord… Il les leur a communiqués ; il fallait bien appâter le piège ?

— On ne le soupçonne pas de double jeu ?

— Je ne crois pas : il a subi plusieurs tests dont il est sorti vainqueur. En bref, sa position chez Mohari est excellente et nous avons tout lieu d’être satisfaits…

Je ne vois pas où il veut en venir. Parce qu’enfin, s’il m’a convoqué, ça n’est pas pour me faire part de sa joie de vivre ! (comme dirait Henri Spade).

Il ne tarde pas à s’expliquer.

— Tout va donc très bien à Berne. Mathias nous prévient des coups durs en préparation et il faut qu’il garde son poste !

— Quelque chose risque de le lui faire perdre ?

— Quelqu’un…

— Qui ?

— Un certain Vlefta…

— Jamais entendu parler de lui !

— C’est un Albanais qui fait partie de l’organisation Mohari… Il en est en quelque sorte l’agent général pour les Etats-Unis…

— Alors ?

— Alors, il a eu affaire à Mathias l’an dernier, pour l’histoire des plans volés au ministère de la Marine… Il connaît donc notre ami !

— Aïe !

— Et il arrive demain à Berne, venant de New York… C’est la catastrophe pour Mathias… Lorsque Vlefta le verra, il le démasquera et…

Il ne termine pas. Il n’y a rien à ajouter, du reste.

— Bon, alors ?

— C’est là que vous intervenez…

— Moi ?

— Oui. Vous filez aujourd’hui à Berne et demain matin vous attendrez l’Albanais à l’aéroport…

Bon Dieu, ce que je n’aime pas ça. Je force le Vieux à préciser ses intentions.

— Et je lui fais une commission ?

— Oui, vous lui parlez à l’oreille par le truchement de votre revolver…

Voilà qui est net et ne laisse pas de place à la fantaisie. Je n’ai plus envie de rigoler. Moi, je veux bien bousiller des mecs avec lesquels je suis en pétard, mais attendre un zig que je ne connais pas à sa descente de l’avion pour l’envoyer au ciel, alors, là…

Je fronce le nez. Le Vieux s’en aperçoit et crache d’une voix aigre :

— Pas d’accord ?

Je me racle le gosier.

— Vous savez, patron, je ne me sens pas tellement doué pour l’équarrissage !

Il frappe du poing sur son bureau, ce qui est rare car il sait, habituellement, réprimer ses sautes d’humeur :

— San-Antonio, je vous prie de considérer que c’est Vlefta ou Mathias et que je préfère que ce soit Vlefta… C’est pour notre ami une question de vie ou de mort, je pensais ne pas avoir besoin de vous le préciser… Et j’ajoute qu’outre cet aspect sentimental, dirons-nous, du problème, il en est un autre plus grave : les intérêts nationaux. Il faut, vous m’entendez bien, il FAUT que Mathias conserve son poste chez Mohari, c’est tout !

Une nausée me tarabuste le baquet.

— Chef, fais-je, je ne proteste pas sur la nécessité de cette mission. Je vous exprime simplement mon peu d’enthousiasme. Je suis un combatif et je n’aime pas jouer les exécuteurs des Hautes Œuvres… Je pensais que certains de mes collègues moins, heu… fleur bleue feraient aussi bien l’affaire.

Oh ! les mecs. Ce rugissement ! Il devient écarlate, le Vieux Mironton ! Il y a plus de soleil dans ses grands yeux !

— Si je vous confie ce travail, c’est que j’estime que vous êtes le mieux qualifié pour l’accomplir ! Je ne fais jamais rien au hasard.

Je suis frappé par cette vérité. C’est vrai. Le Vieux est casse-bonbons, redondant, prêchi-prêcha, mais il ne laisse rien au hasard et c’est ce qui fait sa force.