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Exténué, il fit malgré tout plusieurs vagues tentatives pour achever son ouvrage, et ce fut lors de la dernière qu’il glissa de son échafaudage rudimentaire et se fractura la hanche en tombant. Il réussit à grand-peine à se traîner à l’intérieur de sa grotte, mais dans cette solitude, sans personne pour le soigner, il comprit que sa situation était désespérée.

Il lui était impossible de finir son astronef. Tous ses rêves s’écroulaient. Ses équations et ses plans allaient disparaître avec lui.

C’est au cours des derniers jours qu’un fait le frappa : nulle part, il n’avait laissé de dossier complet sur le fonctionnement de son générateur de distorsion spatiale, avec les données mécaniques essentielles sans lesquelles il était impossible d’aboutir à l’hyperpropulsion. Il entama dès lors une course de vitesse contre la mort qui approchait à grands pas, et s’attaqua à la première page de son dernier journal, sur laquelle il inscrivit comme entête, de son écriture ferme et volontaire :

Pour ceux qui viendront après moi.

Et il coucha sur le papier un compte rendu clair et précis de ses travaux, dans le moindre détail.

Alan exultait : tout était là. Les schémas, les spécifications du matériel, les calculs, tout ! À partir de ses écrits, on allait enfin pouvoir construire le vaisseau de Cavour.

De toute évidence, les dernières pages de son journal relataient les pensées du savant devant la mort. D’une écriture de plus en plus malhabile, déformée, Cavour avait rédigé un paragraphe où il pardonnait à l’humanité le mépris qu’elle lui avait manifesté. Il disait également combien il espérait qu’elle puisse, un jour ou l’autre, voyager facilement entre les étoiles. Le paragraphe s’achevait brutalement au milieu d’une phrase. « C’était là, se dit Alan, l’émouvant testament de l’un des plus grands parmi les êtres humains. »

Les jours passaient, et bientôt le disque vert de la Terre se dessina sur les écrans. Au soir du sixième jour, le Cavour pénétra dans l’atmosphère terrestre, et le jeune pilote lui fit amorcer son orbite d’atterrissage. Décrivant une longue spirale autour de la planète, l’astronef se rapprocha de plus en plus, puis il commença à descendre vers l’astroport.

Alan prit contact avec le sol par radio et obtint la permission d’atterrir. Il posa son vaisseau sans problème, et à peine avait-il mis le pied sur le terrain qu’il se ruait vers le plus proche téléphone.

Il composa le numéro de Jesperson, qui répondit aussitôt.

— À quelle heure avez-vous atterri ?

— À l’instant, il n’y a pas plus d’une minute !

— Alors, avez-vous…

— Oui ! Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé !

Sa quête était pourtant loin d’être réellement terminée. La découverte du carnet de Cavour représentait un pas de géant, mais quelques pages d’annotations et de calculs n’étaient pas la même chose qu’un vaisseau capable de dépasser la vitesse de la lumière. Alan ne pouvait pas être absolument certain qu’il parviendrait à convertir les idées de Cavour en un système de propulsion qui fonctionnât.

Malgré toutes ses études, pendant ces années de fascination irréductible au sujet de la propulsion supraluminique, Alan découvrit qu’il n’était même pas capable de comprendre la majeure partie de ce que Cavour avait consigné dans ses notes.

Au premier abord, les explications de Cavour sur sa théorie semblaient relativement simples.

Considérons le problème auquel se heurterait une fourmi essayant de traverser un morceau de tissu de trente mètres de long. La fourmi devra marcher, et marcher, et marcher encore, faire une infinité de pas, pour aller d’un bout à l’autre. Par contre, si le tissu est replié – donc déformé – de telle manière qu’il ne mesure que quelques centimètres d’épaisseur, et que l’on transperce tous les plis avec une aiguille, la fourmi pourra se faufiler par le trou ainsi pratiqué en un rien de temps.

Il en est de même avec l’univers. Tant que les astronefs devront se déplacer en ligne droite, d’une étoile A vers une étoile B, à une vitesse impitoyablement limitée, de tels voyages seront obligatoirement terriblement longs, étant donné les immensités séparant les astres entre eux. Mais qu’adviendrait-il si l’on découvrait une quelconque manière de déformer l’espace, de le replier, le plisser en quelque sorte, et de faire passer un vaisseau à travers ses plis, comme une aiguille dans une étoffe ? Si seulement on arrivait à produire un champ de force assez puissant, tout autour de l’astronef – si l’on pouvait exercer une surtension en ce point précis de la trame spatio-temporelle afin de contracter momentanément et localement l’Univers – alors, la limite imposée par la vitesse de la lumière n’aurait plus aucune importance. Il faut cesser de s’acharner à vaincre le problème de la vélocité ; il vaut mieux affronter celui de la distance. Il faut distordre l’espace et raccourcir la distance à parcourir.

Toute cette partie de la théorie, c’était de l’histoire ancienne pour Alan. Les cinq premiers paragraphes de Cavour étaient clairs comme de l’eau de roche. Au sixième, il commença à patauger sérieusement ; au bout de trois pages, sa tête lui semblait prête à éclater. Le niveau mathématique de Cavour était trop élevé pour lui.

— Je veux comprendre, dit-il à Jesperson. Je le veux absolument ! Mais la volonté ne fait pas tout. Je croyais que mes connaissances mathématiques seraient suffisantes pour suivre Cavour, mais je dois bien admettre que tel n’est pas le cas !

— Vous pourriez peut-être suivre des séances d’enseignement sous hypnose ? Ou bien…

— Mais non, répondit Alan d’un air malheureux. À quoi cela servirait-il ? Cela me prendrait au moins cinq ans de cours intensifs rien que pour piger les concepts de base. Et, de toute manière, je ne posséderai jamais cette espèce de compréhension intuitive des chiffres qu’ont les vrais mathématiciens.

— Avec les ordinateurs.

— Ils n’ont que la valeur des informations qu’on leur donne. « Si tu veux lui faire sortir ses tripes, fais-y rentrer tes tripes ! » Vous vous souvenez de cette vieille maxime de programmateurs ? Je n’aurais même pas la moindre idée de ce qu’il faudrait commencer par leur faire faire !

Calmement, Jesperson demanda :

— Êtes-vous absolument déterminé à mener ce projet, tout seul, jusqu’au bout ?

— Que voulez-vous dire ?

— Jusqu’ici, vous avez fait le boulot de toute une armée en tenant tous les rôles : du général au simple soldat, en passant par le sergent. C’est vous qui avez écumé le monde entier pour retrouver la trace de Cavour. C’est vous qui êtes parti pour Vénus, et seul. C’est vous qui avez recherché ce carnet sur cette planète déserte et atrocement hostile. Et maintenant, vous voulez résoudre ce casse-tête mathématique tout seul encore. Est-ce que vous allez aussi construire le vaisseau ? Enfin, Alan ! Max Hawkes a fait de vous un homme riche. Servez-vous de cette fortune ! Tenter de mener cette affaire comme un vieux loup solitaire, cela n’a pas de sens, voyons ! Ce que vous avez accompli jusqu’ici est déjà colossal, mais ce serait de la folie pure et simple que refuser d’admettre les limites de l’être humain… Alors bon, d’accord, vous n’êtes pas un génie en maths ! Eh bien ! vous n’avez qu’à vous en payer un !

Alan en resta tout songeur. Il réalisa que, obnubilé par son idée fixe, il n’avait même pas pris le temps d’envisager une stratégie, d’organiser l’utilisation des ressources dont il disposait. À l’instar de Cavour, il tentait d’être le génie solitaire œuvrant en secret pour offrir au monde un miracle. Mais voilà : Cavour avait fini sous la forme d’un minuscule tas d’os desséchés, paumé sur une planète de cauchemar.