— C’est là que je me suis souvent rendue, précisa Gwyneth Robertson. Une maison très luxueuse, avec hammam, piscine, salle de sport.
— L’UTN avait également un bureau à Kaboul, reprit le chef de station de la CIA. Sultan Hafiz Mahmood se rendait fréquemment en Afghanistan. Un des visiteurs réguliers d’Oussama Bin Laden, à Kandahar. Nous en avons parlé à nos amis pakistanais à l’époque et ils nous ont juré qu’il s’agissait uniquement d’aide humanitaire. On les a crus. Jusqu’en novembre 2001. Lorsque nous sommes entrés à Kaboul, nous avons découvert dans les bureaux de l’UTN de Kaboul des documents en urdu concernant l’épandage de bacilles d’anthrax.
L’ange repassa, d’un vol lourd, à cause des bombes accrochées sous ses ailes. Le maître d’hôtel reversa un peu de bordeaux dans les trois verres. Gwyneth Robertson était particulièrement sexy dans une courte robe noire arrivant tout juste au premier tiers de ses cuisses.
— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Malko, ne venant pas à bout de sa côte de bœuf, pourtant délicieuse.
— We raised hell[17] ! fit simplement Richard Spicer. Nos amis pakistanais ont placé Sultan Hafiz Mahmood en résidence surveillée et nous ont juré que c’était un fou, un illuminé qui croyait à la puissance des djinns.
— Bref, une sorte de savant Cosinus, conclut Malko. Mais quand même un spécialiste du nucléaire…
— Nous avons obtenu l’autorisation des Pakistanais de l’interroger, alors qu’ils l’avaient transporté dans une safe-house de l’ISI. Et même de le passer au détecteur de mensonge. Nos techniciens lui ont posé des tas de questions : s’il avait parlé avec Oussama Bin Laden uniquement de religion, s’il avait cherché à procurer à Al-Qaida des armes radioactives, s’il avait créé des usines de fabrication d’anthrax. Ses réponses ont été parfaitement satisfaisantes…
Gwyneth Robertson, qui semblait s’ennuyer, se reversa une bonne rasade de bordeaux et Malko ne put s’empêcher de remarquer :
— Richard, vous savez bien que le détecteur de mensonge ne marche qu’avec des Américains qui ne sont pas habitués au mensonge…
Richard Spicer baissa la tête et bredouilla :
— Bref, nous avons été obligés de laisser tomber ! Les Paks l’ont maintenu quelque temps en résidence surveillée, mais il a regagné sa maison d’Islamabad. C’était fin 2002.
— Savez-vous s’il a revu Bin Laden ? demanda Malko.
— Honnêtement, non. Les Paks nous jurent que non.
En tout cas, il n’est plus sorti du pays. Son nom a été communiqué à toutes les compagnies aériennes desservant le Pakistan…
Malko ne put s’empêcher de sourire.
— Oussama Bin Laden n’est ni à Miami ni à Paris. On n’a pas besoin d’avion pour se rendre là où il se trouve.
— O.K., mais nous n’avons pas lâché Sultan Hafiz Mahmood. Toute la station d’Islamabad s’est mobilisée pour le surveiller. Il avait repris en apparence une vie paisible, allant souvent monter à cheval sur les bords du lac Rawal, à la limite de la ville, et menant une vie mondaine très active. Il partait souvent dans la zone tribale pakistano-afghane, officiellement pour y faire du trekking car c’est un amoureux de la montagne. Et, à Islamabad, il fréquentait régulièrement des soirées où le whisky coulait à flots.
— Ce n’est pas très islamiste, remarqua Malko. Gwyneth Robertson, légèrement éméchée, éclata de rire.
— Je peux en témoigner ! Il buvait comme un trou. Quelquefois, il ne pouvait même plus bander…
Richard Spicer fronça les sourcils et compléta :
— Comme nous n’arrivions pas à obtenir des informations, nous avons mis la Division des Opérations sur le coup… Gwyneth est arrivée l’année dernière à Islamabad, soi-disant pour y faire des études archéologiques. Grâce à une de nos stringers pakistanaises, nous avons pu la mettre en contact avec Sultan Hafiz Mahmood. Au cours d’une soirée au Marriott. Je la laisse raconter la suite.
— Il s’est pratiquement jeté sur moi ! avoua Gwyneth Robertson en pouffant. Évidemment, j’avais fait ce qu’il fallait… Quand je lui ai appris que je montais à cheval, il était fou de bonheur. Dès le lendemain matin, il envoyait une voiture au Marriott pour m’emmener monter au bord du lac Rawal. Lui-même est un excellent cavalier. Le soir même, nous avons dîné avec des amis, chez lui. Un dîner à l’occidentale, champagne et whisky. Il m’a juré qu’il était tombé amoureux de moi… D’ailleurs, il n’est pas déplaisant à regarder, avoua-t-elle, malgré ses soixante ans. Grand, mince, les cheveux courts rejetés en arrière, intelligent, beaucoup de charme. Un homme de goût. Dès le lendemain, il a tenu à m’offrir un collier en lapis-lazuli et m’a proposé de partir trois jours à Peshawar et dans les alentours.
— Nous lui avons conseillé d’accepter, précisa pudiquement Richard Spicer.
— Il était fou de joie, continua Gwyneth Robertson. Nous avons passé la première nuit à Peshawar, dans un endroit étrange, le Khan Club, un hôtel bazar où chaque chambre porte le nom d’un bijou. Ensuite, nous sommes partis dans la zone tribale. Il s’était procuré sans problème des papiers pour moi. À Landicoal, en haut de la Khyber Pass, il m’a amenée chez un marchand de pierres précieuses et m’a demandé de choisir ce que je voulais…
Le métier de case officer avait parfois du bon.
— Quand nous sommes revenus, trois jours plus tard, enchaîna Gwyneth, il m’a proposé de m’installer dans sa villa, mais j’ai refusé… Nous avons quand même continué à nous voir tous les soirs.
— Et Aisha Mokhtar là-dedans ? interrogea Malko.
— Il m’en a beaucoup parlé. Elle semblait être la femme de sa vie, il y avait des photos d’elle partout, en sari ou en vêtements occidentaux.
— Pourquoi n’était-elle pas là ?
— Apparemment, elle s’ennuyait à Islamabad et il lui avait acheté une maison à Dubaï, où elle vivait désormais. Il semblait lui avoir donné beaucoup d’argent. Avant, il allait souvent la retrouver à Dubaï, mais c’était désormais impossible, depuis que le gouvernement pakistanais lui avait interdit de quitter le pays, « par prudence ». Un soir où il avait bu, il m’a dit avoir confié à Aisha Mokhtar des documents compromettants pour le gouvernement pakistanais et que, si ce dernier continuait à lui refuser d’aller la voir, il lui dirait de les rendre publics…
— Vous pensez que cela concerne Al-Qaida ?
— Je l’ignore.
— Il ne vous a jamais parlé de Bin Laden ? demanda Malko.
— Peu. Seulement pour dire que c’était un homme extraordinaire et qu’il avait rendu leur dignité aux musulmans.
— C’est curieux qu’il admire ainsi un wahhabite, objecta Malko, il ne semble pas très pratiquant.
— C’est vrai, reconnut Gwyneth Robertson, il aime les femmes, boit de l’alcool, mais il prie souvent et pense que le Coran est la source de tout.
— Comment s’est terminée votre idylle ? demanda Malko avec une imperceptible pointe d’ironie.
Gwyneth Robertson soutint son regard, et sans ciller !
— Un matin, des agents de l’ISI sont venus me dire que je devais quitter le pays immédiatement. Ils m’ont conduite à l’aéroport et je n’ai jamais revu Sultan Hafiz Mahmood. Impossible de le joindre au téléphone. On répond toujours qu’il est absent.
Le maître d’hôtel venait d’apporter les cafés. Malko se tourna vers Richard Spicer.
— Et Aisha Mokhtar ? Que savez-vous d’elle ?
— Elle est toujours en relation avec Sultan Hafiz Mahmood. Ils communiquent beaucoup par mails et des amis communs leur apportent des lettres. Jusqu’à il y a huit mois, elle vivait à Dubaï, dans une grande villa de Jumeira Beach II. Elle l’a fermée pour venir s’installer à Londres où elle a acheté une maison dans le quartier de Belgravia. Pour plus de deux millions de livres[18].