— D’où vient l’argent ?
— De Dubaï. La Royal Bank. Le compte est approvisionné par des virements à partir d’autres comptes totalement opaques. Nous pensons que c’est Sultan Hafiz Mahmood qui les alimente.
— Pourtant, ils ne se sont pas rencontrés depuis plus de trois ans, remarqua Malko. Ou il est toujours fou amoureux, ou il y a une autre raison. Il veut peut-être éviter qu’à court d’argent, elle cherche à monnayer les secrets qu’elle détient.
— C’est tout à fait possible, reconnut Richard Spicer. Voilà pourquoi Aisha Mokhtar est une cible très intéressante.
— Pourquoi vous êtes-vous soudainement intéressés à elle ?
— Plusieurs raisons, expliqua le chef de station de la CIA. D’abord, à Londres, elle est plus facile à approcher qu’à Dubaï. Ensuite, il y a quelques mois, un fait nouveau nous a alertés sur le Pakistan. À la suite de la réconciliation avec le colonel Khadafi, ce dernier nous a avoué que le père de la bombe atomique pakistanaise, Abdul Qadeer Khan, lui avait vendu pour cent millions de dollars la technologie de l’enrichissement de l’uranium. Et, dans la foulée, on a appris que le même Abdul Qadeer Khan, héros du Pakistan, avait cédé la même technologie à la Corée du Nord et à l’Iran.
— Pour l’Iran, je comprends, remarqua Malko, ce sont des musulmans, mais la Corée du Nord ?
— C’était un échange, expliqua l’Américain. Les Pakistanais n’avaient pas de missiles à longue portée pour emporter leur bombe. Alors, ils ont échangé avec les Nord-Coréens la technologie de leurs missiles Nodong contre celle de l’enrichissement de l’uranium par centrifugeuse. Quant à l’Iran, il a participé, comme l’Arabie Saoudite, au financement coûteux du programme nucléaire militaire pakistanais. En échange, les Pakistanais lui ont communiqué la technologie des centrifugeuses… Évidemment, Abdul Qadeer Khan a ramassé beaucoup d’argent. Il vit comme un prince à Islamabad, ne se déplace qu’en Mercedes blindée, possède une immense fortune à l’étranger et collectionne les femmes. Cerise sur le gâteau, il a juré, la main sur le cœur, que le gouvernement pakistanais n’avait jamais été au courant de ses « dons », ce qui est impossible. Mais, du coup, le président Musharraf s’est empressé de lui « pardonner » ses errements et l’a mis sous cloche. Nous n’avons jamais pu nous entretenir avec lui.
— Il connaît Aisha Mokhtar ?
— Un peu. Il a travaillé pendant des années avec Sultan Hafiz Mahmood. Nous ne pouvons atteindre aucun de ces deux hommes. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de concentrer nos efforts sur Aisha Mokhtar qui, d’après Gwyneth, serait dépositaire d’un certain nombre de secrets d’État.
Malko eut une moue dubitative.
— Elle n’a pas le profil d’une espionne. Plutôt d’une mondaine superficielle. Si elle était vraiment amoureuse de Sultan Hafiz Mahmood, elle serait à Islamabad avec lui.
— Vous avez peut-être raison, reconnut Richard Spicer, mais cela vaut la peine d’essayer. Si elle est vénale, vous pouvez la tenter. Nous serions prêts à payer très cher ce genre d’information sur les Pakistanais.
CHAPITRE IV
Malko redemanda un autre café. Il était presque buvable. Les Britanniques s’ouvraient enfin au monde extérieur.
— Cela va prendre du temps, car je doute qu’Aisha Mokhtar se confie à un parfait inconnu, reprit-il ensuite.
Richard Spicer balaya l’argument d’un sourire confiant.
— That’s obvious[19]. Mais c’est un long shot. Une affaire de plusieurs mois. Il faut que vous entriez dans son intimité, qu’elle soit amenée à se confier à vous. De plus, les informations que vous pourrez obtenir sur elle – mails, téléphones, fax – nous serviront à activer nos moyens techniques. Il faut travailler comme les Russes. Sur la distance.
— Ne vendons pas la peau de l’ours…, tempéra Malko. Même en admettant que je séduise cette ravissante Pakistanaise, je ne suis à ses yeux qu’un aristocrate sans fortune, alors que, visiblement, elle roule sur l’or. Rien que ce qu’elle portait comme bijoux cet après-midi me permettrait d’entretenir mon château pendant plusieurs années.
Gwyneth Robertson pouffa.
— Moi, je trouve que vous ferez un gigolo parfait ! J’ai vu dans ses yeux que vous lui plaisiez. Ce genre de personne adooore les titres et les aristocrates… Et puis…
— Et puis quoi ? demanda Richard Spicer.
— Rien, rien…, assura la jeune femme.
Pour se donner une contenance, elle appela le maître d’hôtel et commanda un Defender « 5 ans d’âge ». Richard Spicer regarda discrètement sa montre.
— Je dois me sauver, dit-il, j’ai une réunion à sept heures demain matin.
— À propos, insista Malko, quel passeport possède Aisha Mokhtar ? Elle peut se déplacer facilement ?
— British passport, laissa tomber le chef de station. Grâce à un lointain premier mariage avec un sujet de sa Très Gracieuse Majesté. Décédé depuis d’un arrêt cardiaque.
— Dieu fait bien les choses, conclut Malko.
Dès que Richard Spicer fut parti, Gwyneth Robertson adressa un sourire salace à Malko, qui remarqua :
— Vous vouliez dire quelque chose ?
— Oui. Moi, j’ai baisé avec Sultan. Je sais ce qu’il aime. Les femmes très sensuelles. Donc, Aisha devait être à la hauteur pour qu’il en soit fou… D’ailleurs, cela se voit dans ses yeux. C’est une baiseuse.
Probablement faute de vocabulaire, elle ne dit pas une « salope ».
— Quel rapport ? interrogea Malko.
— Vous devez pouvoir l’intéresser…
Il rougit intérieurement. Sa réputation le précédait décidément. Seuls dans la grande salle à manger, cela devenait sinistre, il proposa :
— Vous avez le temps de prendre un verre au bar ?
— Avec plaisir.
*
* *
The Library, le bar du Lanesborough, bien que l’hôtel ait récemment changé de mains, racheté aux Russes par le sultan de Brunei, n’avait pas changé. Mêlant harmonieusement le côté britannique, avec ses boiseries sombres, ses rayonnages de livres, son immense bar et son feu de cheminée, et une touche « jet set » symbolisée par le majestueux coffret à cigares posé entre les deux parties du bar, ainsi que par les putes de haut vol et de toutes les couleurs attirées par la clientèle russe. En entrant, Malko fut effleuré par une créature siliconée et botoxisée, généreusement moulée dans une robe de vinyle noire qui comportait au moins une douzaine de mini-Zip permettant d’accéder aux parties les plus intéressantes de son corps sans la déshabiller. Il évalua le regard qu’elle lui décocha à mille livres sterling.
Gwyneth Robertson venait de s’installer dans un profond fauteuil de cuir, croisant les jambes si haut que sa microjupe remontée permit à Malko d’admirer brièvement une charmante culotte rouge. Le maître d’hôtel, qui semblait sorti d’une gravure du XVIIIe siècle, s’approcha. Malko commanda une Stolychnaya « Cristal », Gwyneth Robertson resta fidèle au Defender. Ici, l’alcool coulait à flots et la fumée des cigares était si épaisse qu’on apercevait à peine le fond du bar.