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Une fois cette phase finale accomplie, les dés étaient jetés et l’opération qu’il avait couvée depuis des années lui échappait complètement. Celui qu’il allait rencontrer à Gwadar, Yassin Abdul Rahman, prendrait la suite, qu’Allah lui vienne en aide.

Il contempla l’immense plage couverte de verrues noires, la mer bleue semée de vieux navires attendant leur tour d’être dépecés.

Quel calme.

Il éprouva une brutale bouffée d’euphorie en pensant à l’extraordinaire puissance qu’il détenait. Si tout se passait bien, il serait de retour le lendemain à Islamabad et n’en bougerait plus. Une seule chose lui manquait : Aisha, sa maîtresse, dont il était séparé depuis qu’il ne pouvait plus quitter le Pakistan. Or, pour des raisons inavouables, elle se refusait à revenir à Islamabad. Officiellement, pour ne pas y être assignée à résidence.

Elle lui manquait beaucoup et il rêvait surtout aux innombrables fois où il s’était répandu dans sa croupe de rêve. Il n’avait jamais connu de maîtresse aussi dépourvue d’inhibitions et qui allait toujours au-devant de ses désirs les plus secrets. Elle allait rafler les plus beaux saris dans les boutiques de luxe d’Islamabad et il lui arrivait de se préparer pendant des heures avant de le retrouver. Le corps oint d’huiles odorantes, maquillée comme une sultane, épilée comme une fille à peine pubère, elle avait un corps admirable dont elle se servait avec l’aisance d’une courtisane professionnelle. À l’idée de ses lèvres épaisses se refermant autour de son sexe, Sultan Hafiz Mahmood en eut presque une érection.

Il se considérait comme un bon musulman, mais le Prophète n’avait jamais interdit l’usage des femmes, bien au contraire.

Troublé, il regarda autour de lui, comme si une créature de rêve allait se matérialiser sur la plage, à la façon des contes, mais ne vit que la vieille vendeuse de philtres et les fourmis chargées de ferraille. Il avait assez rêvé. Après avoir laissé vingt roupies sur le comptoir de bois, il reprit le sentier menant à la route. Afin d’éviter la zone militaire, il devait remonter jusqu’à Hub Chawki afin de rejoindre Bela, 180 kilomètres au nord, d’où il bifurquerait vers l’ouest sur la piste qui se faufilait entre le Makran central et le Makran côtier. Une route qui sinuait dans un paysage aride, traversant une région à peine peuplée.

Il se remit au volant de la Land Rover transformée en four. Il faisait près de 40 °C. Toutes vitres ouvertes, il reprit la direction de Karachi. Quelques kilomètres plus loin, juste avant d’arriver à Ghulam Wadera et de quitter la route côtière, il remarqua une voiture qui sortait d’un des chantiers pour prendre la même direction que lui. D’abord, il n’y prêta pas attention, mais sa méfiance s’éveilla lorsqu’elle tourna elle aussi en direction de Hub Chawki.

Pour en avoir le cœur net, arrivé à Hub Chawki, il prit à droite comme s’il retournait à Karachi, puis s’arrêta un kilomètre plus loin à une station-service. La voiture marron, une vieille japonaise, passa devant lui et il put voir deux hommes à bord. Le plein fait, il fit demi-tour, repartant vers le nord. Un quart d’heure plus tard, il vit surgir dans son rétroviseur la voiture marron, en train de doubler un camion à grands coups de phares.

Le pouls de Sultan Hafiz Mahmood grimpa brusquement. En quittant sa maison du quartier F8 d’Islamabad, il n’avait pas eu l’impression d’être suivi. À Karachi non plus. Pourtant, les deux hommes de la voiture marron ne pouvaient être que des agents de l’ISI qui le surveillaient pour le compte du gouvernement pakistanais. Et n’intervenaient pas tant qu’il ne cherchait pas à quitter le pays.

Il avait sous-estimé l’ISI.

On lui avait confisqué son passeport, mais pour aller au Baloutchistan, il n’en avait pas besoin. Il se dit amèrement qu’un jour on lui rendrait justice et, comme son guide spirituel, le docteur Abdul Qadeer Khan[4], on le couvrirait discrètement d’honneurs. Pour s’être entretenu avec tous ceux qui comptaient au Pakistan, il savait ce qu’il y avait dans leur cœur : une haine profonde de leur « allié » américain et un respect sans borne pour le Cheikh, Oussama Bin Laden, le Glaive de l’Islam. Toutes les déclarations officielles, la main sur le cœur, en faveur de l’Amérique, n’étaient que palinodies destinées à récolter un peu d’argent, des F-16 ou des transferts de technologie.

Le Pakistan serait toujours du côté de l’Islam.

Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. La voiture marron roulait à bonne distance, à la même allure que lui. Pour l’instant leur présence ne l’inquiétait pas. Peut-être ne le suivraient-ils pas jusqu’à Gwadar. Il était hors de question de se rendre au rendez-vous là-bas avec ces deux agents à ses trousses. Il lui était interdit de mettre en danger l’opération « Aurore Noire » par une indiscrétion… Tout en conduisant, il prit le Thuraya[5] posé sur le siège passager et composa l’unique numéro en mémoire.

Dans cette région, c’était le seul moyen de communication. Évidemment, les Américains écoutaient tout et pouvaient localiser les appels, mais dans son cas, ce n’était pas grave.

Une voix sortit du haut-parleur, avec un léger bruit de fond.

— Aiwa[6] ?

— Yassin ?

— Aiwa.

Égyptien, son interlocuteur parlait mieux l’arabe que l’urdu ou le patchou. Un homme jeune, qui ne pensait qu’à mener le djihad jusqu’à sa limite extrême : la mort. Une mort joyeusement acceptée et même choisie.

— C’est moi, dit Sultan Hafiz Mahmood, qui ne voulait pas donner de nom sur le Thuraya. Vous êtes partis à l’heure prévue ?

— Aiwa, confirma Yassin Abdul Rahman.

— Tout se passe bien ?

— Aiwa.

— Nos amis sont là ?

— Aiwa.

Il n’était pas expansif, se méfiant lui aussi du Thuraya.

— Où êtes-vous ?

— Nous allons arriver à Kalat. Nous n’allons pas très vite, la piste est très mauvaise.

De Ziarat à Kalat, la piste était en effet épouvantable, traversant une chaîne montagneuse déserte. Ensuite, à partir de Kalat, jusqu’à Bela, c’était le RCD highway, nettement meilleur.

À Bela, ceux qui étaient partis de Ziarat prendraient comme lui la piste serpentant entre les deux Makran, empruntée surtout par des taxis collectifs et des camions allant en Afghanistan.

Sultan Hafiz Mahmood avait prévu qu’ils atteindraient Gwadar en fin de journée, sans problème majeur.

— Courage, lança-t-il dans le Thuraya, je suis en route moi aussi. À ce soir. Inch’ Allah.

Il coupa la communication et reposa le Thuraya. Les chauffeurs arriveraient crevés à Gwadar, mais tout semblait bien engagé. Le plus dangereux était la traversée de Kalat, où les troupes du Frontier Corps faisaient du zèle, rackettant les camionneurs et arrêtant quelques tout petits poissons d’Al-Qaida, afin que le gouvernement pakistanais puisse puiser dans ses réserves de « terroristes » chaque fois qu’il lui fallait satisfaire les Américains.

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4

« Père » de la bombe atomique pakistanaise. Le Pakistan est une puissance nucléaire depuis 1998.

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5

Téléphone satellitaire.