— J’étais dans la lune. Excuse-moi.»
Avoir l’air conne, c’est ce que je disais.
«OK. Euh… je te demandais où t’as acheté les bottes que tu portes, je les trouve belles pis c’est bientôt l’anniversaire de ma femme…
— T’es marié?
— Oui.
— Ah. C’est drôle, je t’imaginais pas marié. C’est plus rare, votre génération.
— Euh… je pense qu’on a… à peu près le même âge.
— Ah oui? T’as quel âge?
— Quarante-quatre.
— Nan!
— Oui.
— Ben non!
— Ben oui.
— Ça se peut pas!»
Il en faisait à peine trente-cinq. Je l’aurais frappé, lui et ses jolies pattes-d’oie. Derrière lui, par-delà la vitre de la grande baie mal lavée se dessinait une partie des plaines d’Abraham, chargées de leur beauté historique, piétinées par une faune bigarrée venue se jouer une petite scène campagnarde avant de retourner à sa cage en béton armé. En me défenestrant en pensée, sans cligner des yeux, j’ai presque réussi à sentir l’herbe sous mes pieds. J’ai soudainement eu très envie de courir.
«Elle chausse du combien, ta femme?
— Du huit.
— Ça tombe bien.»
Je me suis levée et, en m’appuyant sur le coin de son bureau, j’ai retiré mes bottes avant de les lui laisser sur la pile de dossiers bien rangés qui attendait devant lui. Il a bien essayé de m’arrêter, de me convaincre de les reprendre, mais je lui ai assuré qu’elles étaient neuves, qu’il n’en trouverait nulle part et qu’elles me nuisaient.
«Mais je veux pas tes bottes, c’est super généreux, mais je les veux pas, je voulais juste savoir où tu les avais prises, c’est complètement insensé, je peux pas les prendre, voyons donc, Diane, voyons, tu peux pas partir de même…
— Tu viens de me faire réaliser quelque chose: je veux qu’on regarde mes yeux finalement, pas mes pieds.
— OK, je t’ai choquée, je m’excuse, tes bottes sont belles, c’est juste que là…»
Je lui ai tourné le dos, j’ai ouvert la porte – pas de Josy, super! – et couru en pieds de bas dans les couloirs du quatrième, dans les escaliers de béton glacial et dans tous les couloirs du cinquième. J’ai couru les bras à angle droit comme Wonder Woman. J’étais chargée à bloc, comme au son de la cloche quand j’étais au primaire. Ça me faisait un bien fou, tout paraissait moins lourd, moins bureaucratique, moins assommant. À ceux que je croisais sur mon chemin, je faisais le signe du diable pour leur faire comprendre qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, que je traversais seulement un moment de folie passagère. Ils pouvaient retourner crever d’ennui sur leurs formulaires, moi, j’avais besoin de courir. Et je courais. Dans ma tête, j’étais Lola, Forest, Alexis le Trotteur. J’ai atterri sur la porte close de la salle de conférences, le souffle court, les dessous de bras noircis par la sueur, les bas brunis par la crasse.
Claudine est venue me trouver, catastrophée. Je lui ai souri de toutes mes dents devenues beiges à force d’ingurgiter des milliers de litres de café et de vin rouge. J’allais bien, ça se voyait.
«Tu devrais vraiment essayer ça, c’est tripant!»
Et je suis repartie dans les escaliers en riant comme une fille pas de bottes, pas de raison, pas de mari.
J’ai demandé au chauffeur de taxi de me conduire au magasin de course à pied le plus près. Ça se voyait de partout que j’avais besoin de souliers.
Quand j’ai débarqué dans la boutique de sport en pieds de bas archisales, les deux jeunes vendeurs se sont dirigés vers moi armés de leurs sourcils inquiets. Ça pouvait se comprendre: dans l’état où j’étais, je devais ressembler à une clocharde venue quêter quelque chose à se mettre dans les pieds. L’un d’eux m’a tout de même souri. La vue de mon sac à main en cuir italien a dû le rassurer.
«Je voudrais me mettre à la course.
— Vous avez perdu vos souliers, madame?
— Non non, je les ai donnés à quelqu’un qui en avait besoin.
— Bon, on va arranger ça.»
Il m’a montré ses belles dents blanches de gars qui ne devait pas boire de café et nous nous sommes dirigés vers le fond de la boutique où des centaines d’espadrilles aux couleurs éclatantes formaient une étourdissante mosaïque d’ingéniosités techniques et futuristes. Je me suis assise sur un banc pour m’empêcher d’avoir le tournis.
J’ai jeté mes bas pour mettre ceux que le gentil «Karim à votre service» m’a tendus. Des bas que tous les wannabees coureurs enfilaient pour faire des essayages, des bas hypothétiquement pleins de champignons, comme aurait dit Jacques qui avait une peur irrationnelle des maladies de pieds. Je les ai enfilés avec bonheur. Ça me plaisait de vivre dangereusement.
«Venez avec moi, on va aller faire un essai de course.
— Un essai de course?
— Faut que je vous regarde courir pour savoir ce que ça vous prend comme chaussure.
— Mais je veux juste des chaussures de course ordinaires.
— Oui, mais faut que je connaisse votre foulée si vous voulez une chaussure adaptée, sinon vous pourriez vous faire mal.
— Oh! C’est sérieux!»
J’ai donc pris place sur le tapis de course intérieur et j’ai fait quelques allers-retours sous les yeux attentifs d’un jeune homme accroupi pour mieux évaluer ma foulée, ce qui le condamnait du coup à voir l’attirail de chair molle qui surmontait mes pieds. C’était une journée d’autosabotage, je pouvais en prendre. Et je faisais ainsi œuvre de bonté: il trouverait sa blonde plus belle que jamais en la retrouvant le soir. Sa blonde, son chum, peu importe.
J’ai finalement appris que je souffre d’une pronation assez marquée, appelée surpronation; j’étais venue m’acheter des souliers de course, je repartais avec un diagnostic médical. Et sur les centaines de chaussures exposées, il n’y en avait donc que trois paires possibles pour moi. Toutes trois d’une inouïe laideur, mélanges inélégants de couleur fluo et de lignes suggérant l’aérodynamisme. Le retour de la mode des années quatre-vingt est l’une de mes hantises, c’est presque une phobie; c’est dire le plaisir que j’ai eu à faire un choix.
J’ai aussi été forcée de renoncer à mon habituelle fierté pour l’achat des vêtements.
«Est-ce que ça va pour la taille du soutien-gorge, madame?
— Ben… je pense que oui, j’ai la poitrine un peu comprimée…
— C’est normal, ça écrase un peu les seins, c’est pour le soutien.»
Mes seins n’étaient pas comprimés, ils formaient une galette plate complètement informe; j’aurais très bien pu avoir trois ou quatre seins, on ne l’aurait pas su. Mes mamelons ne pourraient jamais pointer, même par grand froid, à moins de s’essayer par le dos.
«Sautez sur place, madame, c’est comme ça qu’on va savoir si le maintien est bon.»
Au point où j’en étais, pourquoi pas. Les gonds et le loquet de la porte de la cabine d’essayage ont tressailli au rythme de mes sauts, même légers. Le miroir faisait ce qu’il pouvait. J’aurais eu besoin d’un tournevis. Le ridicule n’a pas de limite. J’étais sur le point de me mettre à rire quand j’ai pensé qu’il y avait peut-être une caméra cachée quelque part. Me voir en train de faire ces singeries sur YouTube m’achèverait pour de bon.
Suivant les conseils de Karim, j’ai choisi quelques vêtements adaptés, faits de tissus en microfibres high-tech, dont un caleçon long Shock Absorber, et même des bobettes «scientifiquement éprouvées» pour le confort. Je suis une cible facile pour le marketing sportif: sous le couvert de la science, on peut tout me vendre.
«Ce qui est bien avec ce sous-vêtement-là, madame, c’est qu’il a des mailles d’insertion de ventilation antimicrobienne aux endroits stratégiques.»