— Pourquoi?
— Parce qu’à quèque part, j’ai toujours pensé que les femmes qui vivaient ça le méritaient au moins un peu… osti de conne… je mérite peut-être ce qui m’arrive au fond… je me pensais au-dessus ça…»
Elle n’écrivait rien. Je radotais probablement les mêmes âneries, les mêmes évidences que toutes les femmes qui déboulaient sur son divan en tenant leurs tripes dans leurs mains. Je ne réinventais pas la douleur, je la vivais. Mes chemins, mes peurs, mes réflexions étaient les mêmes, il n’y avait pas lieu de dépenser de l’encre pour ça, j’étais bien d’accord. Same thing, same fucking thing.
«Je croyais que les épreuves nous avaient rendus plus forts, plus solides, plus proches, mais je pense finalement que ça nous a juste usés… c’est peut-être pas bon de trop connaître l’autre, ça nous éloigne peut-être plus que ça nous rapproche… avec le temps, toujours les mêmes vieilles histoires, les mêmes manies, les défauts qui grossissent… je sais que j’y tombais sur les nerfs par bouts… je sais pas ce qui vient en premier, on tombe en amour avec quelqu’un d’autre parce qu’on s’est écœuré de sa femme ou on tombe en amour avant pis on s’écœure après?… l’œuf ou la poule, c’est toujours ça… j’ai honte, c’est bizarre, c’est lui qui me largue, pis c’est moi qui ai honte, j’ai l’impression que le monde me regarde comme si j’avais la peste, je me dis que les gens doivent penser que Jacques avait ses raisons pour me sacrer là, que je devais être plate ou pas endurable, c’est vrai qu’y s’est peut-être forcé à cause des enfants, y a tellement de gens qui restent le temps qu’y deviennent grands… d’ailleurs Charlotte venait juste de partir, c’est probablement pas un hasard… J’ai honte pis je me sens sale, je prends des bains bouillants le soir, pis je me frotte la peau comme s’y fallait que j’en enlève une couche, mais ça part pas…»
En grattant mon bras, j’ai jeté un œil à ma montre: nous avions dépassé l’heure de treize minutes.
«Pauvre toi, tu dois toujours entendre les mêmes histoires…
— Tes plaies à toi sont neuves. Si tu t’étais cassé le bras, ça te ferait pas moins mal parce que des millions de gens se sont cassé un bras avec toi.
— Vu de même.»
8 Où je me remémore les joies de l’adolescence.
L’impression que j’avais d’être coupable de ce qui m’arrivait me venait en partie de ce que je voyais à l’œuvre chez Claudine: ses filles lui en faisaient baver comme si elle devait racheter le sort de l’humanité entière. Et comme dans bon nombre d’histoires du genre, elle se refusait à salir ou accuser Philippe de quoi que ce soit, alors que lui s’en donnait à cœur joie sur son compte pour justifier son départ, avec toute la mauvaise foi que cela suppose. Pour un peu, il lui aurait fait endosser les changements climatiques.
Dans sa grande sagesse, Claudine s’accrochait à la certitude que les enfants, tôt ou tard, finissent par voir clair dans le jeu des parents et en viennent à s’amender pour leurs traitements injustes à leur égard. En attendant l’arrivée de ce jour béni, ses deux filles la faisaient royalement chier. Et elles n’avaient aucun scrupule à se montrer odieuses en ma présence, comme si j’avais été un meuble. À treize et seize ans, elles me faisaient penser à Nelly, la petite crisse de la série La petite maison dans la prairie.
«Sont où, mes leggings?
— Le linge est accroché dans la salle de lavage.
— Mes leggings sont-tu là?
— Va voir.
— Check ben, y seront même pas là.
— T’as juste à faire ton lavage toi-même si tu veux être certaine d’avoir tout ce qu’y te faut.
— Fais chier!»
Elle est repartie en maugréant. Il y a tant de coups de pied au cul qui se perdent, tant et tant.
«Laurie, reviens ici tout de suite!
— J’ai pas le temps, faut que je coure après mon linge.
— VIENS ICI TOUT DE SUITE!
— NON! J’SUIS ÉCŒURÉE DE TES MAUDITS DISCOURS!
— OUIN? BEN T’ES PRIVÉE DE SORTIE! T’AS ENTENDU? PAS DE SORTIE CE SOIR!
— JE M’EN CÂLISSE! JE SORS PAREIL!
— SI TU METS LE PIED DEHORS, J’ANNULE TON FORFAIT CELLULAIRE IMMÉDIATEMENT!
— SI TU FAIS ÇA, J’APPELLE PAPA. Y VA TE COUPER TA PENSION ALIMENTAIRE! C’EST LUI QUI PAIE MON CELL, DE TOUTE FAÇON.
— La petite tabarnac… je vais l’étriper.
La plus jeune venait de se pointer à la cuisine avec son air habituel d’enfant complètement épuisée, désabusée. Elle s’est traîné les pieds jusqu’à la chaise la plus proche où son corps dévitalisé s’est affalé en un grand splouch presque liquide. Si ça n’avait été de son horrible chandail bedaine en tissu-kleenex et de ses mèches bleues, on aurait pu croire qu’elle venait de se taper des semaines de marche pour fuir un pays en guerre. Elle a posé sa tête sur ses bras.
«J’ai rien à faire.
— Ben voyons, rien à faire! Appelle Léa!
— Est chez son père, à l’autre bout du monde.
— Noémie?
— Bof, ça me tente pas.
— Pourquoi?
— Sa petite sœur nous lâche pas.
— Dis-y de venir ici d’abord.
— Non, c’est trop poche.»
Chez leur père, il y avait un sous-sol tout équipé, une piscine, un spa, une panoplie inimaginable d’appareils électroniques, des murs écrans pour projeter des films, comme dans Fahrenheit 451. Claudine a bu d’un coup son demi-verre de blanc. Ça lui aurait pris quelque chose d’un peu plus fort.
«Pis tout ce qu’on t’a acheté l’autre semaine pour apprendre à dessiner des mangas?
— J’ai pus le goût.
— Va faire un tour de vélo, y fait beau.
— Yark!
— Tu pourrais me refaire un bracelet de l’amitié, j’ai perdu le mien.»
Perdu est une façon de parler. Le dernier qu’Adèle lui avait tissé était dans les tons d’orange et brun, avec une petite ligne vert lime. Une horreur qui avait été accidentellement arrachée.
«Tu pourrais m’en faire un beau, avec des motifs compliqués, noir et rouge.
— C’est bébé gna gna, faire des bracelets.
— Bon, c’est bébé gna gna, astheure… Va faire un tour au parc.
— Tu veux juste que je vous sacre la paix.
— Je veux juste que tu te trouves quelque chose à faire. Que tu vives au lieu de végéter comme un légume.
— Y a rien à faire…
— Ben va te coucher, ça va faire passer le temps, t’as l’air d’être en décomposition, de toute façon.
— Ça me tente pas.»
J’ai fait cul sec avant de tendre mon verre à Claudine pour lui montrer que j’étais avec elle. Quand l’ennemi à abattre est dans ta cuisine, il faut utiliser les moyens du bord pour te défendre.
«C’est drôle, me semble que je m’ennuyais jamais quand j’avais son âge.
— T’es chanceuse…
— Ah! Tiens, j’ai une idée de ce que tu pourrais faire avec Noémie.
— Pfff…
— Tu faisais ça, Diane, des coups de téléphone?
— Hi boy, mets-en!
— C’est pas compliqué: vous prenez le bottin, pis vous appelez du monde au hasard. Vous leur dites des niaiseries.
— Le bottin?
— Tu cherches dans Internet d’abord, t’appelles du monde que tu connais, ou pas, des gars de l’école, par exemple, pis tu te fais passer pour une autre fille de l’école pis tu dis des niaiseries.
— Nous autres, on envoyait de la pizza chez nos profs.
— C’est vrai, de la pizza!