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— C’est ben cave!»

On s’est mises à puiser dans le folklore de nos bonnes idées. Du genre populaire dans l’ancien temps, avant l’avènement du tout-à-l’ego qui a complètement révolutionné l’art du divertissement chez les jeunes; s’ils s’amusent aujourd’hui en se faisant voir le plus possible, nos jeux nous commandaient plutôt de tout faire pour qu’on ne nous reconnaisse pas.

«Vous pourriez aller lancer des œufs chez du monde, sur leur toit de cabanon. Sur une toiture noire, ça cuit presque tout de suite.

— Sur des chars, c’est plus drôle.

— Ou des ballounes d’eau au-dessus du viaduc!

— Oh oui!

— C’est super drôle! Quand tu te fais arrêter par la police, tu joues la niaiseuse, tu dis que t’as vu ça dans Drôles de vidéos.

— Dans le genre plus mollo, tu peux faire le coup du cinq piasses, bébé gna gna: tu mets un cinq piasses sur le trottoir, attaché avec un fil de pêche, pis tu tires dessus quand le monde essaie de le prendre. Je te donne cinq piasses. Tu vas voir, c’est pissant.

— Ah, ça me fait penser au truc des empreintes.

— Connais pas.

— Non? C’est super drôle. Tu fais pipi dans tes culottes pis tu t’assois sur le trottoir pour faire des empreintes de fesses. Tu te déplaces tant qu’y reste de la pisse.

— Ah! Pas pire! Pis y a toujours le coup classique du sac en papier brun.

— Le coup du sac…

— Tu fais caca dans un sac en papier, tu le mets sur le perron de quelqu’un que t’aimes pas, quelqu’un qui te fait chier, sauf chez nous, même si je te fais chier, pis juste avant de sonner, tu mets le feu au sac, comme ça celui qui répond essaie de l’éteindre en sautant dessus, pis y a du caca partout!

— Le problème, c’est qu’y faut avoir envie de caca.

— C’est le hic, en effet.

— Avec du gros tape noir et blanc, on trafiquait des panneaux de signalisation, on changeait des noms de rue, la rue «Petit» devenait juste «Pet», on transformait les grosses flèches de sens unique en gros pénis. Faut juste arrondir le bout des flèches pour faire le prépuce.

— OK, vous êtes malades mentales.

— Mais attends, on a plein d’autres idées! Les grenouilles! Faire fumer des grenouilles, c’est super cool quand elles pètent!

— M’en vais chez Noémie.

— Hon! C’est de valeur, on aurait pu aller avec toi pour lancer des œufs…»

Moulée dans son legging humide, Laurie est passée en coup de vent devant nous.

«Où tu t’en vas de même, toi?

— À quèque part.

— Je te rappelle que t’es privée de sortie!

Pfff!»

Les verres ont tinté dans le vaisselier quand la porte a claqué. Claudine s’est levée calmement, a saisi son téléphone cellulaire, cherché un numéro dans ses contacts.

«Oui, bonjour, j’aimerais faire bloquer un des numéros que j’ai à mon compte… oui… hum hum… j’ai un forfait parent-enfants pis j’aimerais bloquer le compte de ma fille de toute urgence… oui, le numéro… Claudine Poulin. Vous pouvez le bloquer à distance? Oui, pour une période indéterminée… oui… la raison? Bah, avez-vous des choix? Impolitesse, impertinence… conflit? Oui, ça peut aller…»

Elle a raccroché au moment où Adèle passait en coup de vent dans la cuisine, un petit sac sur l’épaule.

«Fais-nous signe, ma cocotte, si vous manquez d’idées.»

Et la porte a claqué derechef. Claudine s’est frotté les mains.

«Viens-t’en, on sort.

— Où?

— N’importe où. En autant qu’on reste pas ici.

— On a trop bu pour conduire.

— Y a un petit pub à deux coins de rue.

— On est pas matantes un peu pour ce genre de place-là?

— Ben non, c’est du monde comme nous autres qui vont là.

— OK. Oublie pas ton cellulaire.

— Je l’amène pas. De la marde!»

La voisine d’à côté appelait son chat quand nous sommes sorties: «Minou, minou, minou, viens ici, mon tit bébé, viens-t’en mon tit gars, enweille, viens, mon tit bébé, minou, minou, minou! Viens voir maman!» La solitude pouvait faire ça. Physiquement, c’était une femme comme nous autres.

«Je sais ce que tu penses.

— De quoi?

— Des filles.

— Mais non, je pense rien. Je sais c’est quoi, des ados. J’en ai déjà eu.»

N’empêche, les petites scènes auxquelles je venais d’assister me donnaient envie d’appeler Jacques pour le remercier d’avoir attendu que les enfants soient partis pour me jeter comme une vieille chaussette.

«Les filles sont en maudit. Ça les enrage, deux maisons dans deux villes.

— Sont comme ça avec Philippe aussi?

— J’imagine. Y a dit à Laurie la semaine passée que si elle changeait pas d’attitude avec sa nouvelle blonde, y hésiterait pas à choisir entre les deux.

— Y a pas dit ça?

— Madame «esprit de contradiction» en a rajouté, comme tu peux le deviner. Y m’a déjà avertie qu’y était en train de «prendre des dispositions» pour s’en débarrasser, le temps qu’elle «apprenne à vivre». L’idée y vient pas que ce serait sa job d’y montrer à vivre, l’osti de gnochon. Non, monsieur veut juste pus la voir.

— Mais y peut pas faire ça!

— Oh oui, ce que Philippe veut, le Diable le veut.

— Mais toi?

— Qu’est-ce que je peux faire? Y dire que je la veux pas, moi non plus? Y donner une raison de plus de m’haïr? Ben non, j’encaisse pour deux. Chez son père, faudrait qu’elle soit toujours de bonne humeur, qu’elle joue à l’enfant comblée dans un nouveau foyer. Y avait pas prévu ça dans son plan, que les enfants pourraient être en crisse. Y a rien à se reprocher, lui, tout est beau.

— Pis Adèle irait toute seule chez son père?

— Oh! Ça me surprendrait. De toute façon, quand Philippe va apprendre que l’école est à deux cheveux de la sacrer dehors, je gage qu’y va lui trouver une punition accommodante, du genre “je te crisse dehors toi aussi, mais c’est pour ton bien, mon enfant. Tu reviendras quand tu seras parfaite.”

— C’est quoi, le problème avec l’école?

— À fout rien. Adèle est aussi amorphe que Laurie est en crisse. Après trois échecs, y te foutent dehors, à moins d’être capable de faire un gros don à l’équipe de football.

— J’ai mal au cœur.»

Le bar était plein à craquer de gens tranquillement installés autour d’un verre. Régnait là une atmosphère lourde, chargée de mélasse en suspension. L’odeur des corps s’était mêlée à celle des liquides fermentés qui se dégustaient à petites gorgées pour diluer les misères de la semaine qui venait de finir.

On s’est installées au comptoir, derrière lequel allaient et venaient une fille-mannequin qui affichait une moue de passeport et un bûcheron tatoué à long toupet. Il faut retourner dans les années quatre-vingt pour voir la mode imposer à ce point son impérieuse dictature. Et non, n’essayez pas, rien ne ressemble plus à un bras tatoué qu’un autre bras tatoué.

Le grand miroir devant nous réfléchissait la faune qui s’enivrait derrière. Plus jeune que nous, cette faune, pas mal plus jeune même, n’en déplaise à Claudine qui avait fourré dans le «comme nous autres» tout ce qui avait l’âge de boire pour m’appâter.

Quand le barman est enfin venu nous servir, il a levé vers nous son menton poilu en un petit mouvement sec qui était, j’imagine, une forme abrégée de «Bonsoir, mesdames, vous allez bien? Qu’est-ce que je peux vous servir?» Personne ne s’enfarge plus dans les civilités, aujourd’hui, le temps est précieux. Claudine a levé deux doigts et dit «blanc» sans sourire. Efficace.

On a refait le monde plusieurs fois, rempli tout aussi souvent nos verres en faisant tournoyer notre index dans les airs – façon de dire “on remet ça” champion –, échafaudé quelques projets de loi pas révolutionnaires, vomi abondamment sur nos ex, réglé le compte de deux ou trois collègues parfaitement incompétents, jeté les bases d’une nouvelle pensée philosophique perfectible – anti-­heideggérienne – et pleuré discrètement sur nos vies mauditement décevantes par moments.