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Comme chaque soir depuis le départ de Jacques, j’ai reçu un texto d’Antoine qui voulait s’assurer que j’allais bien. Pour une rare fois, je ne mentais pas: «Super, mon coco. Je suis avec Claudine. Maman xxx». Je sais, il ne faut pas signer ses textos, mais c’est un mot que j’aime écrire, «maman».

J’ai attendu un peu trop longtemps avant d’aller aux toilettes, si bien qu’une fois sur mes pieds, j’ai eu peur de ne pas être en mesure de tout retenir. J’ai rassemblé les quelques neurones qui ne barbotaient pas trop dans l’alcool pour trouver le courage d’aller me mettre dans la file qui s’était formée devant les toilettes des filles. J’ai patienté en resserrant au maximum tous mes sphincters pour ne pas vivre là, dans cette hyper taverne hyperbranchée, l’humiliation de mouiller mon pantalon.

Quand mon tour est arrivé, je me suis engouffrée dans les toilettes en faisant semblant que rien ne pressait. Ça ne prenait qu’une seconde et demie de plus pour montrer aux fillettes présentes que les femmes de mon âge sont tout en contrôle. Je n’ai aperçu le gros tas de merde et de papier qui bouchait la cuvette qu’au moment de poser mes fesses sur la lunette. Je n’ai pas eu le choix d’y ajouter ma touche, il n’y avait plus moyen de contenir mon envie. J’ai soulevé un peu les fesses pour ne pas être éclaboussée par le rebond des gouttes sur le mont des déjections. J’aurais préféré une toilette chimique dans un champ perdu.

Je suis sortie comme les autres avant moi, mine de rien, cachant mon crime en fuyant le regard des autres. À la quantité de papier accumulé là, il était évident que je n’étais pas à l’origine du problème. Je m’étais contentée de l’aggraver, ce qui n’est, à tout prendre, pas une véritable faute. Ni une excuse.

Une fois de retour à ma place, j’ai éclaté de rire en racontant l’histoire à Claudine.

«Merde, qui va déboucher ça?

— À voir l’épaisseur du tas, ça va prendre une hache!»

Mon téléphone a sonné. Je ne connaissais pas le nom affiché.

«Je connais pas, je réponds pas.

— Je fais pareil.

— C’est pour ça que ça marche pus, les coups de téléphone.»

La cinquième fois que la sonnerie a retenti, j’ai pris l’appel, prête à envoyer promener le fatigant qui insistait tant.

«Oui?

— Vous êtes où?

— C’est qui à l’appareil?

— Laurie.

— Laurie?»

Claudine s’est tapé le front.

«Oh boy! La petite princesse doit être en beau calvaire…

— Vous êtes où?

— On est sorties prendre un verre.

— Où?

— Chez Ti-Louis.

— NON! DIS-Y PAS!»

Elle avait raccroché.

«Désolée.

— On va la voir débarquer, oh que oui! Pus de téléphone un vendredi soir, regarde ben ça…

— Elle va pas venir ici?

— On gage combien?

— Était peut-être juste inquiète. On y a pas dit où on allait.

Pfff… ha! est bonne! Inquiète…»

Claudine riait encore quand j’ai vu le reflet de Laurie dans le miroir du bar.

«Oh oh! De la visite.»

Elle avait pratiquement volé jusqu’à nous, fendant la foule comme une nageuse bionique. Devant sa mère, elle a stoppé net. J’ai jeté un œil à ses mains pour m’assurer qu’elles ne cachaient pas d’objet contondant du genre brique ou fanal.

«T’aurais pu prendre ton téléphone.

— J’avais pas le goût de t’entendre chialer. T’étais privée de sortie, tu le chavais.»

La bouche de Claudine, passablement ramollie, mâchouillait les mots plus qu’elle ne les prononçait. J’ai fait un sourire d’imbécile heureuse pour lui montrer que j’étais avec sa mère, dans le même bateau, coupable du même crime.

«Faudrait rentrer, maman.

— NÉO! Je reste ici, y a personne qui m’envoie chier ici, j’suis bien.

— Maman, viens s’il te plaît.»

Claudine s’accrochait à son verre. La tempête était toute proche, ça se sentait à plein nez. Le vin doré léchait les parois en tourbillonnant.

«T’es pas fâchée pour ton téléphone, mon tit minou?

— Ton frère veut te parler.

Pfff! Mon frère? Monsieur le nombril? Y doit être dans marde, sartain!

— Viens.

— Tu y as parlé?

— Viens.

— Dis-moi qu’essé qui se passe avant?

— Pas ici.

— Sinon je bouge pas.

— Ton père est mort.»

Claudine n’avait pas adressé la parole à son père depuis son divorce: selon lui, tout était sa faute, à elle, la femme «castrante». Dans son raisonnement qui puait le machisme à des milles à la ronde, la femme était toujours responsable de la dissolution du foyer. Homme d’une autre génération aux idées encrassées par la toute-puissance du mâle, il ne voyait pas ce que ses propos avaient de profondément moyenâgeux. Au contraire, il ne manquait jamais l’occasion d’en remettre, allant jusqu’à professer que les égarements des hommes s’expliquent par la Nature qui leur commande de se reproduire jusqu’à la toute fin, contrairement aux femmes qui se dessèchent bien avant de crever, ce qui les sauve du tourment du désir. Un homme agréable, donc, doublé d’un grand biologiste. Mais son père, tout de même. Ce mélange d’amour et de haine ne faisait pas bon ménage avec l’alcooclass="underline" «Y va m’avoir fait chier jusqu’à la fin, le vieux crisse.»

Son frère André était un modèle tout aussi agréable, mais d’un tout autre genre. C’était un fabuleux manipulateur, qui souffrait d’un nombre incalculable de maladies non déclarées: nombrilisme, narcissisme, complexe de dieu, mythomanie, comédianisme aigu, dilapideur de fonds, menteur compulsif, etc. Claudine lui avait sauvé les fesses plus souvent qu’à son tour pour des histoires de dettes pas très nettes. Elle avait été forcée de l’abandonner à son sort pour ne pas couler avec lui. Mais comme la mort attire les charognards, il était de retour.

Nous sommes rentrées sous la pluie battante, à pas lents, n’opposant à l’eau aucune résistance. Elle a rabattu tout ce qu’elle pouvait, le moral, les cheveux, les vêtements. Laurie n’a pas dit un mot pour son téléphone. Elle a même attrapé le bras de sa mère pour marcher avec elle. L’adolescence finirait peut-être par passer. On avait le droit d’en rêver.

9 Où, comme Rocky, je m’écrie «Charlèèèèène!»

La belle Charlène de mon beau Jacques voulait me rencontrer, pour parler femme à femme, blablabla blablabla. Elle voulait me faire son show expiatoire. Le cinéma, la littérature et la chick lit regorgent de ces scènes d’auto-flagellation où une méchante maîtresse trop belle, trop jeune, toujours un peu conne, vient tenter, par des aveux aussi vrais que ses faux seins, d’obtenir le pardon de la femme abandonnée pour se laver la conscience et jouir enfin pleinement du beurre, de l’argent du beurre et du gars qui fait le beurre. Elle aurait sûrement souhaité que j’en vienne à reconnaître, en l’écoutant, que ce n’était pas sa faute, qu’ils avaient succombé à quelque chose de plus grand qu’eux qui les avait réunis dans une symbiose alchimique qui transcendait – entendre annulait – tous les serments du passé. Mais il n’y avait aucune chance que ça se passe ainsi: elle n’avait pas suffisamment de vocabulaire pour formuler des idées complexes et je ne leur pardonnerais jamais quoi que ce soit. Et même si je ne cherchais pas vraiment à me venger, je me réjouissais de pouvoir au moins leur faire porter, dans la poche arrière de leur esprit, un peu de ma haine et de ma douleur.