— Ah oui? Y se passe quelque chose?
— Doum est revenu dans le décor.
— Non? Pas vrai? Ah ben! Je savais qu’y reviendrait! Je te l’avais dit, hein?
— Je sais.
— Qu’est-ce que tu vas faire?
— Je sais pas, je pense que je vais le faire niaiser un peu.
— Juste un p’tit peu.
— Juste pour dire.
— Tu l’aimes encore, perds-le pas.
— Papa dit que reprendre avec son ex, c’est comme mettre des bas sales.»
J’ai essayé de ne pas m’arrêter au fait que sa comparaison me reléguait au rang de bas sales. J’ai tout de même déposé, par précaution, la masse que j’avais toujours à la main.
«Tu y diras que ça se lave, des bas sales.»
Jacques ne pourra jamais aimer Dominic, c’est un artiste un peu bohémien qui ne partage pas ses valeurs. La pyramide de Maslow de Dominic a la tête à l’envers, c’est très déstabilisant pour un ingénieur comme Jacques, les deux pieds coulés dans la réalité. Sans métier «noble» et sans argent, pas de salut possible avec ma paire de bas sales d’ex-mari.
«Dis pas ça à ta grand-mère, elle va te refaire un de ses beaux discours sur l’homme idéal.
— Tu sais pas la meilleure?
— Non.
— Grand-maman déteste Charlène.
— Tiens, elle s’améliore peut-être en vieillissant, elle.»
11 Où je cherche le magasin des animaux.
«Vulnérable?
— Oui, mais c’est dur à décrire. On dirait que je sais plus comment les affaires marchent.
— Tu parles de quoi?
— J’ai l’impression d’être une moins bonne mère.
— Pourquoi?
— Je me sens moins solide, moins sûre. Comme une chaise à trois pattes.»
Elle a levé bien haut les sourcils, comme chaque fois qu’elle m’invitait à continuer.
«Quand Charlotte était petite, à trois ou quatre ans, elle avait des angoisses terribles pour une enfant de son âge. Ç’a commencé avec le magasin des animaux. On revenait un soir en auto quand elle s’est mise à pleurer tout d’un coup, pour rien. Je l’ai regardée dans le rétroviseur, ma mini Charlotte dans son banc de bébé, les petits poings sur les yeux. J’y ai demandé ce qui se passait. Elle m’a répondu qu’elle savait pas où était le magasin des animaux. “Mais pourquoi tu veux savoir ça, ma belle?” “C’est parce que je vas vouloir un chat quand je vas être grande.” “OK, mais moi, je sais où y est, le magasin des animaux, moi, je vais te le dire.” Charlotte tripait ben raide sur les chats, elle aurait tellement voulu en avoir un, la pauvre petite, mais Jacques voulait rien savoir, y faisait même accroire qu’y était allergique pour pas avoir l’air cruel. Elle s’est calmée un peu, je pensais que ça irait, mais elle a recommencé à pleurer deux minutes plus tard. “Qu’est-ce qui se passe, mon lapin?” “Mais j’ai pas d’auto pour aller au magasin des animaux, moi.” “Je vais t’amener dans mon auto, on va y aller ensemble, cocotte, je vais y aller avec toi, inquiète-toi pas, je vais être là, j’ai une auto, je sais c’est où, tout est correct, pleure plus pour ça…” Elle s’est encore remise à pleurer. “Mais maman, on a juste un banc d’auto pis moi, je vais avoir deux enfants.”
— Wow!
— Sur le coup, j’avoue que j’ai eu un peu de misère à pas rire, son plan de match avait l’air tellement bien monté. J’y ai dit qu’on achèterait un autre banc d’auto, que je savais aussi où l’acheter, que j’avais de l’argent pour le chat, pour le banc, pour tout ce qu’y nous fallait, que je savais comment m’occuper des chats, des bébés, de plein d’autres affaires. J’ai senti que c’était pas ce que je disais qui la calmait, mais le ton sur lequel je le disais. “Inquiète-toi pas, Charlotte, je suis là, je serai toujours là, pis je sais tout ce qu’y faut savoir.” J’en doutais pas une seconde.
— Hum.
— Je savais où je m’en allais, pourquoi je faisais telle ou telle chose, c’était tellement évident. J’avais un plan de retraite, je projetais des voyages, je savais exactement ce qu’on mangerait chaque jour de la semaine, ce que je planterais dans le jardin l’été… Aujourd’hui, tous mes projets sont ruinés, je suis incapable de me projeter plus loin que le soir qui vient, mes plans marchent plus, faudrait que je m’en fasse d’autres, mais j’y arrive pas, j’ai pas le goût, ç’a pas de sens, je me coucherais pis je dormirais pendant dix ans…
— C’est une question de temps, c’est normal.
— Je voulais être une femme forte pour mes enfants, je voulais qu’y débarquent chez nous pour venir chercher conseil, pour se faire consoler, pour se reposer dans les bouts durs de leur vie, ou pour avoir de la sauce à spaghetti…
— C’est plus possible, ça?
— On dirait que les rôles sont inversés, que c’est moi la fragile, que c’est moi qui ai de la peine, qui souffre… je suis plus certaine de rien, j’ai l’impression que tout est à refaire, pis je sais pas par où commencer, je sais même plus y est où, le magasin des animaux…»
12 Où je me tape un épisode digne de Twilight Zone.
Dans mon top dix des événements que je déteste, il y a, tout en haut, les showers de bébé, les mariages et les baptêmes (ex æquo), et les veillées funéraires.
Les funérailles du père Poulin se tenaient sur le bord de l’autoroute, dans une espèce de château en fausses pierres – les murs étaient en fait des structures de bois sur lesquelles on avait cimenté de fausses façades de pierre. Par souci d’harmonie, les plantes qui ornaient le hall d’entrée, bien que baignées d’une abondante lumière naturelle, étaient en tissu.
Dans la salle B, celle réservée aux Poulin – «à droite, au fond, près des toilettes, ma petite madame» –, la famille, les amis et les inconnus formaient des petits cercles de discussions sur la moquette aux motifs spirographiques qui se déployaient dans un dégradé de mauve étourdissant. J’essayais de maintenir mes yeux au niveau des épaules.
La plupart des gens, d’un âge vénérable, portaient des vêtements sombres, comme le veut l’étiquette, sauf une femme mystérieusement vêtue de pied en cap d’un ensemble vert émeraude scintillant absolument fascinant. Même l’ombre à paupières était assortie. Elle riait et jasait avec entrain, bougeant les bras avec énergie, alors que les autres se cramponnaient à leur verre d’eau. Elle faisait tache de gaieté dans cette mer de grisaille. Je me suis laissé quelques notes mentales pour mes arrangements funéraires: inviter les gens à porter de la couleur, faire une microcérémonie dans un bar aux lumières tamisées, interdire les discours, arroser le tout de bon vin.
J’ai fait la tournée des éplorés officiels, identifiés par une épinglette en forme de goéland (?), avec ma petite phrase de circonstance: «Diane, je suis une amie de Claudine, mes sympathies.» Phrase que j’ai répétée une bonne vingtaine de fois, en modulant ma sincérité et mes mimiques selon la bette de l’endeuillé. Pour André et sa face d’hypocrite, j’ai esquissé un faux sourire en prenant soin de retirer «mes sympathies» de la formule. Je ne voyais aucune raison de partager avec lui quelque sentiment que ce soit. Je me suis contentée de ravaler toutes les conneries que j’avais envie de lui crier par la tête. C’était déjà beaucoup de bonté.
Pour ma Claudine, la face bouffie de douleur, j’ai ouvert et refermé sur elle mes bras, comme une plante carnivore. La chicane éternelle à laquelle la mort de son père la condamnait venait ajouter un peu d’amertume au cocktail de ses malheurs quotidiens. Laurie m’a remerciée d’être là en me serrant la main fermement. Elle avait pris un bon coup de vieux. De son côté, Adèle n’avait de toute évidence pas subi le même sort: elle était assise un peu plus loin, exténuée d’avoir eu à se tenir sur ses jambes une petite demi-heure. Pas de Gendarmerie royale canadienne pour elle. La mère de Claudine, à quatre-vingt-trois ans, avait l’air diablement plus en forme. Philippe, en sa qualité d’ex-gendre, se tenait à la fin de la queue du cortège des éplorés. J’ai pu l’éviter sans que ça paraisse. Il a dû m’en remercier intérieurement.