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La cérémonie s’est mise en branle, alternant les chansons, les paroles de l’officiant, qui brodait du vide autour de la métaphore du passage des saisons, et les discours de la famille. Jusque-là, tout roulait rondement, dans une atmosphère endormante au possible, comme de coutume. Le plaisir a commencé pendant l’hommage que la petite sœur de Claudine, de dix ans sa cadette, rendait à son père. Elle en était à énumérer les choses extraordinaires qu’il lui avait enseignées (patiner, attraper une balle avec une mite de baseball, laver son auto, shiner son auto, etc.), quand une voix éraillée a retenti avec force au centre de la salle.

«EN TOUT CAS, C’EST PAS GRÂCE À LUI…»

Claire a hésité, puis continué. Les gens se sont mis à murmurer dans l’oreille de leur plus proche voisin.

«… tous les samedis matin, dans le garage, tu me montrais tes outils…

— SI C’ÉTAIT JUSTE DE LUI, TU SERAIS PAS ICITTE!»

Une minuscule vieille femme se tenait debout, le doigt pointé vers le plafond comme pour le prendre à témoin.

«Y TE VOULAIT PAS!»

Ceux qui l’entouraient essayaient de la calmer. Une autre vieille femme, plus petite encore, comme si c’était possible, tirait sur sa manche pour essayer de la faire asseoir. Une jeune femme lui tenait fermement les épaules.

«Matante, arrêtez ça, c’est pas le moment.

— C’EST LE MOMENT SARTAIN! Y EST MORT!

— Justement, ça sert à rien.

— C’ÉTAIT UN SANS-CŒUR! SI ON LE DIT PAS LÀ, ON LE DIRA JAMAIS!»

Ils s’y sont mis à plusieurs pour l’entraîner à l’extérieur de la salle sans la brusquer, en la poussant doucement pour la forcer à faire de très petits pas dans la bonne direction. Une microfemme transformée en geyser. De ses mains tordues et sans force, elle poussait ceux qui essayaient de l’entraîner. Elle remâchait son histoire depuis une quarantaine d’années. Le bouchon ne tenait plus.

«Y VOULAIT AVORTER!»

J’ai attrapé un des verres qui traînaient sur la table à côté de moi pour en sentir le contenu: de l’eau plate. On conjecturait à qui mieux mieux autour de moi, «elle a pas pris ses pilules», «c’est peut-être un caillot», «est à moitié sénile», etc. Peu importe, son cri sonnait vrai dans cet univers cousu d’artifices.

Claire s’est réfugiée dans les bras de son mari. L’inspiration lui manquait tout à coup pour vanter les mérites du mort qui venait de recevoir, de la façon la plus inattendue, une belle volée de bois vert. Le petit scandale courait sur toutes les lèvres en un brouhaha qui s’est mis à enfler frénétiquement. L’officiante s’est ruée vers le micro pour demander le silence, avec une face de y-a-rien-là, afin de permettre à la cérémonie de se poursuivre. Elle devait en avoir vu d’autres, la mort est un terrain fertile pour les règlements de compte. Derrière elle, dans une scène complètement surréaliste, la mère de Claudine riait. Ou, plutôt, s’efforçait de ne pas rire. Elle y arrivait très mal, ses épaules tressaillaient et son visage, crispé en un pain de rides, semblait sur le point d’exploser. Un homme assis à côté d’elle, un galant d’une centaine d’années, lui a tendu un mouchoir de tissu pour lui permettre de se cacher. On pouvait très bien croire qu’elle pleurait, c’était confondant. Mais le mal était fait, l’atmosphère hésitait entre le malaise et le rire nerveux. Ceux qui connaissaient les dessous de l’affaire fixaient le plancher, et les autres qui, comme moi, avaient eu vent des infidélités de son père – il y avait même un bâtard quelque part dans l’Ouest canadien – trouvaient amusant qu’une femme qui en avait autant bavé s’offre une petite vengeance en lançant, sur la tombe de son mari, quelques éclats d’un rire sincère.

Le frère de Claudine s’était réservé le bonheur de faire son petit discours à la toute fin de la cérémonie, comme les invités de grande marque. Il s’est montré à la hauteur du personnage que Claudine m’avait décrit.

Son hommage commençait par le récit de SA naissance, suivi de celui de SES premiers pas, de SES premiers coups de patin, de SES premiers coups de pédale, de SES premières blessures, etc., tout ça débité avec le plus grand naturel qui soit, comme un politicien patenté chargé d’endormir une foule. Certains oncles riaient en se tenant la pomme d’Adam, convaincus qu’était évoqué là ce dont ils ne pouvaient se souvenir, mais qui était si vrai. André avait pris soin d’écrémer sa vie, laissant dans le tamis les mottons disgracieux de ses errements de jeunesse. Un autobiographe malhonnête n’aurait pas fait mieux. Il reliait accessoirement l’anecdote sur sa vie à celle de son père. «Quand je regardais mon père dans les estrades du parc Saint-Roch, pendant mes matchs de balle, je savais qu’y était heureux.» Après une vingtaine de minutes d’une autobiographie très inspirée, la dame aux paillettes a formulé tout haut le malaise d’une bonne partie de l’assemblée.

«Coudonc, y se fait-tu un bien-cuit, lui là?»

Dans un rayon de quelques mètres autour d’elle, les gens se sont autorisé des rires bien gras. Un des vieux oncles a surfé sur la brèche qui venait de s’ouvrir. «Non, mais là, y a toujours ben un boutte, c’est son père qu’y est mort, simonaque!» Ne reculant devant rien, André s’apprêtait à nous beurrer d’une autre platitude quand Laurie s’est déplacée derrière lui pour empoigner le fil du micro et le tirer de toutes ses forces pour tout arracher. La fiche a fait quelques flammèches avant de lâcher prise. La douche froide du silence est tombée sur la foule.

C’est la mère de Claudine qui l’a rompu en pouffant de rire, sans aucune retenue cette fois. Je serais prête à parier que cette femme ne s’était pas autant amusée depuis longtemps. L’un des responsables des pompes a trouvé les mots justes pour ramener la paix: «MESDAMES, MESSIEURS, LES SANDWICHS SONT SERVIS DANS LA PETITE SALLE DU FOND.» La foule s’est rapidement massée vers la porte du fond en se mouvant comme un banc de poissons. Discours, feux d’artifice et buffet: une cérémonie réussie.

Je me frayais un chemin pour aller féliciter Laurie et embrasser Claudine avant de partir quand je l’ai vu, là, au fond de la salle, les deux mains dans les poches, dangereusement beau. J’aurais préféré qu’il ne me voie pas, je n’avais pas prévu le coup. Je me suis fait un petit ménage de face rapide en marchant vers lui (coins des lèvres, des yeux, dessous de nez, sourcils placés). Ses éventails de jolies rides se sont déployés autour de ses yeux, un pli est apparu sur sa joue gauche. Il portait un costume couleur anthracite impeccable. George Clooney aurait eu l’air d’un pichou à côté de lui.

«Salut! Je savais pas que tu viendrais.

— Je passais juste faire un petit tour.

— C’est une famille un peu spéciale, non?

— Comme Claudine.

— Oui, c’est vrai.»

Claudine est spéciale, comme moi je suis plate. Deux femmes aux antipodes, abandonnées par leur mari.

«Bon, je vais la saluer avant d’y aller.

— T’as le temps pour un petit morceau de sandwich?

— Pourquoi pas.»

On s’est frayé un chemin jusqu’aux tables du buffet probablement concocté par le Cercle des fermières du coin. On y retrouvait les classiques montagnes sculptées de salades de choux, de patates et de macaronis, des porcs-épics de petits oignons marinés, d’olives et de cornichons sucrés, des œufs mimosa, des crudités avec trempette (savant mélange de ketchup et de mayonnaise) et des petits triangles de sandwichs pas de croûte dans du pain blanc ou brun. J’ai pigé au hasard, trop occupée à essayer de me donner des airs de femme bien dans sa peau pour regarder où je posais la main. Pas de chance, cretons. Il n’existe aucune façon de manger élégamment un sandwich aux cretons. Aucune. Ji-Pi s’est contenté d’un morceau de céleri et de deux ou trois bouts de carotte. Claudine est venue nous rejoindre avec ses filles.