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«Ah ben! Le beau Ji-Pi!

— Mes sympathies, Claudine.

— T’es ben fin d’être venu.»

Il s’est penché sur elle pour l’embrasser en lui attrapant les bras, comme sur les photos des romans Harlequin. Il a ensuite tendu une main vers Laurie qui lui a montré, pleine d’enthousiasme, ses beaux grands yeux.

«Je suis un collègue de ta mère. Mes sympathies.

— Merci. C’est très gentil à vous d’être venu.»

Il a répété la manœuvre avec Adèle, qui s’est contentée de lui présenter une main chiffe molle qui est restée ouverte. Respirer lui demandait toute son énergie, comment lui en vouloir.

«Venez avec nous autres, on s’en allait manger du sushi.

— Tu restes pas un peu avec ta famille?

— J’ai parlé à ma mère pis à ma sœur, les autres…, es-tu en train de manger un sandwich aux cretons?

— Euh… oui.

— Jette ça, viens, on se sauve.

— T’es sérieuse?

— Ça me tente pas de gérer l’histoire du micro. Je leur ai dit d’aller voir le père pour les frais.

— Mesdames, moi, je vais vous laisser ici. Ma petite famille m’attend. Bon courage, Claudine, à vous aussi, les filles.»

Ça m’a noué l’estomac. Plus personne ne m’attendait chez moi, sinon quelques plantes que je négligeais cruellement. Moi qui avais été si occupée, si sollicitée à une autre époque pas si lointaine, je ne savais plus quoi faire de mes dix doigts. L’existence est mal foutue. On devrait avoir le droit de rééquilibrer les heures pour aplanir les pics et remplir les creux.

«On se reprend, mon beau Ji-Pi.»

Je n’ai pas pu profiter de la bise qu’il m’a faite, j’étais concentrée à retenir mon souffle chargé de molécules de cretons. Les détails insignifiants gâchent souvent les plus beaux moments. J’ai déjà vu une mariée pleurer juste avant la photo de famille officielle parce qu’elle venait de se casser un ongle. Ji-Pi a tourné les talons. Il était beau, même de dos. La nuque des hommes m’a toujours fait beaucoup d’effet.

Nous avons mangé des sushis, bu du saké et ri comme des folles. Adèle a même relevé la tête à plusieurs reprises pour participer à la conversation. C’était la première fois que Claudine entendait parler du chum de Laurie. Elle était visiblement émue. La mort sert parfois d’électrochoc.

Et Claudine a pleuré, enfin.

13 Où je raconte n’importe quoi à mon ex-belle-mère.

Blanche tenait à me voir, «pour une discussion sérieuse, de femme à femme». J’aurais préféré me faire arracher une dent à froid plutôt que d’avoir à subir l’un de ses sermons, mais je savais qu’il fallait en finir avant que l’infection ne se répande. Alors je nous ai essuyé deux chaises à l’extérieur, juste après la pluie.

Ma belle-mère ne s’était pas habillée en mou, elle ne savait probablement même pas que ça existait. Elle a tenu à ce qu’on s’asseoie à l’intérieur puisque ce dont nous devions discuter était trop délicat pour tomber dans l’une des oreilles tendues du voisinage. Notre minuscule terrain de sept mille pieds carrés n’offrait à ses yeux aucune intimité possible. Je ne m’étais pas donné la peine de retirer le papier hygiénique et les mouchoirs des salles de bain: Blanche ne va pas aux toilettes. C’est d’ailleurs toujours à elle que je pense quand j’entends l’expression «rare comme de la marde de pape».

«Prendriez-vous une tisane, un café, un petit verre de vin?

— Un canari, ma chérie, ce sera parfait.»

Les gens du peuple appellent ça de l’eau chaude avec du citron.

Elle a enlevé son châle de cachemire, a scruté la chaise avant de s’y asseoir et s’est déposée avec classe, en joignant les genoux et les mains sous et sur la table, les coudes en retrait, évidemment. Tout était étudié chez elle, dans le moindre détail, pour refléter à la fois l’aisance et l’humilité. Mais ça ne prenait pas avec moi, je savais qu’une famille standard de quatre personnes pouvait se nourrir pendant plusieurs mois avec ce que valait sa plus discrète paire de boucles d’oreilles. Elle avait évidemment chaussé d’élégants escarpins, pour être certaine de pouvoir me regarder dans les yeux. Ma grandeur l’avait toujours déstabilisée.

«Comment te portes-tu, ma belle enfant?

— Ça va bien, merci. Et vous?

— Je vais bien, merci. Malgré les problèmes de la séparation…

— La séparation?…

— La vôtre.

— Oui, je suis désolée.

— Ça peut aller, on prend les choses une journée à la fois.

— Charlène est adorable, vous allez voir.

— Oui, sûrement. Comme j’ai déjà eu quelques conversations d’ordre général avec Jacques à propos de votre différend, je tenais à ce qu’on ait une discussion franche, toi et moi.

— À propos de?…

— Bon. C’est très délicat, j’en suis consciente, tu me pardonneras d’entrer ainsi dans votre vie privée, mais un divorce créerait des vagues et des remous que personne ne souhaite.

— On n’a pas encore parlé de divorce.

— Non, justement, je pense qu’il n’y a rien d’irréparable.

— C’est Jacques qui est parti. Avec une autre femme. Décision unilatérale.

— Nous y voilà. C’est précisément du bonheur de Jacques que je voulais te parler.

— Faudrait voir la belle Charlène pour ça.

— Je parle du vôtre, à Jacques et toi, de votre bonheur qui s’est… émoussé, semble-t-il, au fil des ans. Remarque que je te comprends, je suis avec le même homme depuis cinquante ans, je sais ce que c’est, je peux tellement te comprendre.

— … (Je m’en câlisse tellement.)

— Tu comprends que c’est un sujet qu’on n’aborde pas avec son fils, évidemment, on parle de ces choses-là de femme à femme.

— … (Elle veut me parler de cul, misère…)

— Je me demandais si vous aviez essayé de vous renouveler, si vous aviez déjà consulté, si…

— Attendez! Attendez! On parle de quoi, là?

— Du bonheur de Jacques. Du tien aussi, ma belle, évidemment.

(J’suis pas ta belle.) De quelle sorte de bonheur?

— Comme Jacques m’a expliqué qu’il n’était plus aussi heureux, et que c’est ce qui l’avait poussé à partir, je me suis demandé si tu avais cessé de… disons… satisfaire ton mari.

— … (Osti!)»

En clair, elle avait compris que j’avais poussé Jacques hors du foyer conjugal parce que je ne baisais pas assez ou que je baisais mal ou sans me «renouveler». Et ma grande pimbêche d’ex-belle-mère se croyait en droit de me demander des comptes sur mon offre de services sexuels parce que l’honneur et la fortune de l’empire familial souffriraient de notre divorce. Les «remous» dont elle parlait se chiffraient, forcément. Elle n’en avait rien à foutre de notre vrai bonheur, c’était un mot encombrant qu’elle prononçait comme d’autres crachent le mucus qui obstrue leur gorge.

J’aurais pu lui lancer ma tasse d’eau chaude, tasse incluse, mais elle m’aurait poursuivie pour coups et blessures et autres pertes de jouissance de la vie. Je ne pouvais pas la toucher, physiquement, même du bout des doigts, elle aurait trouvé le tour de transformer mon geste en agression.