Выбрать главу

Alors j’y suis allée avec la méthode sournoise, la plus cruelle aussi. C’était trop facile, je m’en suis même voulu un peu après son départ. Je l’ai anéantie en quelques mots que je lui ai fait deviner.

«Bon. Écoutez. C’est très embarrassant de vous parler de ça.

— Dis-toi que je suis une vieille amie qui a à cœur la famille, ta famille.

— C’est que Jacques, ces dernières années, était devenu plus… plus… ouf… euh… exigeant.

— Oh! Exigeant?

— Oui. J’arrivais plus à… je sais pas comment dire ça… répondre à ses…

— Fantasmes?

— Oui, ses fantasmes.

— Mais tout le monde a des fantasmes, chérie. C’est normal.

— Peut-être, mais ceux de Jacques avaient pris… une nouvelle forme.

— Une forme de quoi? De jeux?

— Hum… oui, si on veut. Des jeux qui m’amusaient pas pantoute.

— Non? Y avait pas moyen de trouver un compromis?

— Euh… non. Mais je pense pas que je devrais vous parler de ça.

— C’est si terrible que ça?

— Oui.

— Ben voyons, tu me fais peur.»

Je m’amusais à étirer mon histoire. Claudine trépignait.

«Ben voyons, qu’est-ce que t’as pu y dire de si pire?

— Penses-y. L’affaire qui la tue…

— Je vois pas.

— Non? Je lui ai dit que Jacques voulait que je m’habille en homme pour être capable de.

Oh my god! T’as pas dit ça?

— Oui, madame!

— Qu’est-ce qu’elle a dit?

— Rien. Elle a mis sa main devant sa bouche pour retenir un petit couinement, elle a ramassé ses affaires pis est partie en courant. J’suis restée assise, pis j’ai fini ma tasse d’eau chaude.

— Fait que là, elle doit penser que…

— … ça vient de son bord, le chromosome du fif, exactement. Quin, la maudite!

— Elle va demander à Jacques si c’est vrai.

— Jamais de la vie, on discute de ça «de femme à femme», pas avec son fils.

— Tant pis pour elle, vieille grébiche!»

Quand nous avions annoncé, quelques années auparavant, qu’Alexandre se présenterait au party de Noël familial avec son amoureux, il y avait eu une petite commotion dans la famille (nous avions prévu le coup, d’où l’annonce faite préalablement à ladite famille). Comme l’entière lignée des Valois et des Garrigues était constituée de «gens normaux», selon l’évaluation généalogique de Blanche – aucune branche de l’arbre ne se tarissait jusqu’à présent –, la possibilité que «l’irrégularité» vienne de mon sang avait été évoquée. Jacques avait serré les dents et les poings pour essayer de défendre son fils et toute «la race des gens comme lui», mais l’escalade de propos acrimonieux échangés de part et d’autre nous avait forcés à revoir nos plans pour les fêtes de cette année-là. Nos visions du monde s’étaient heurtées dans un grand big bang générationnel qui avait fait beaucoup de dommages collatéraux. Pour ma belle-mère, l’homosexualité est une maladie aux racines encore inconnues, au même titre que les allergies. Devant une telle étroitesse d’esprit, je me suis un peu emportée. Mes paroles se sont mises au diapason de mes pensées: je l’ai traitée de «vieille crisse de bouchée», entre autres choses. Certaines des blessures infligées alors suppurent encore. Nos relations n’ont plus jamais été les mêmes après; elles ont pris la forme de ces vases rapiécés qui ne trompent personne, les lignes de rupture demeurent visibles, l’ensemble reste fragile.

Je n’ai jamais cherché à me venger, mais mon ex-belle-mère était venue ce jour-là m’en offrir la chance sur un plateau d’argent. Je l’ai saisie. C’est vrai, je lui en ai beaucoup voulu, et l’imaginer en train de se torturer pour comprendre comment elle avait pu engendrer un être hors norme m’apportait une délectable satisfaction.

En toute honnêteté, on avait fini par s’ennuyer ferme, au lit, Jacques et moi. Nous nous étions enlisés dans une mécanique qui nous faisait reproduire les mêmes gestes dans le même ordre, incessamment. Non, nous n’avions pas réussi à nous renouveler. L’essentiel de notre vie avait fini par prendre cette patine vernie par l’usure. Proposer du nouveau aurait été une forme d’aveu de cet ennui que nous n’étions ni l’un ni l’autre prêts à assumer. J’aurais eu peur de son jugement, si j’avais eu le courage de proposer autre chose, comme j’aurais eu peur de ses propositions, s’il avait osé en faire. Nous étions prisonniers de la force centrifuge de notre relation qui nous poussait hors de nous, lentement, insidieusement.

Pour me signifier qu’il avait envie de faire l’amour, Jacques me disait «Attends-moi, j’arrive bientôt», quand il voyait que je m’apprêtais à me coucher. Je suis plate, l’ai toujours été, et une fois la journée finie, je ne rêve que d’une chose: dormir. Si j’ai fait l’effort de repousser le sommeil dans les premières années de notre mariage, je m’abandonnais volontiers depuis longtemps à l’engourdissement dès qu’il se présentait. J’ai usé du sommeil comme d’autres se servent de la migraine. Je l’aimais de tout mon cœur, mon adorable mari, mais mon corps voulait dormir, il me le commandait avec force, je n’y pouvais rien. Et je savais qu’il n’aurait jamais eu l’indélicatesse de me réveiller pour se satisfaire. Toutes les femmes n’ont pas cette chance, les commérages au bureau me l’ont appris.

Alors non, nous ne nous étions jamais renouvelés sexuellement, pas plus avec un costume d’homme qu’avec celui d’une écolière. Nous traitions nos désirs comme des questions d’hygiène, par nécessité. Normal qu’il ait fini par chercher son «bonheur» ailleurs, mon «pas-de-beat» de mari.

Mais ça ne regardait pas mon ex-belle-mère, absolument pas. Qu’elle ait seulement pensé qu’elle avait un droit de regard sur ma vie sexuelle m’a mise dans une rage folle. Dès qu’elle a franchi la porte, je suis allée me confier à ma masse.

Une fois calmée, j’ai lu le texto d’Antoine: «Je t’aime, ma petite maman.»

14 Où je dis encore «oui».

«Tu penses que Jacques va revenir?

— Je sais pas, je dis ça de même.

— Je te pose la question sérieusement: est-ce que tu t’attends à ce que Jacques revienne?»

Elle portait un veston à col Mao qui lui donnait un air sévère. Dans ses mains, un stylo plume se balançait, comme un métronome, suivant le rythme de mes confessions. Peut-être qu’elle n’aime pas les stylos ordinaires, je ne le lui ai pas demandé.

«Diane?

— C’est pas impossible, ça s’est vu plein de fois.

— Donc t’espères qu’il revienne?

— Sincèrement… oui.

— Pourquoi?

— Parce que ce serait plus simple. Je pense beaucoup aux enfants là-dedans.

— Vos enfants sont partis de la maison.

— Oui, mais Charlotte va probablement revenir, elle vient juste de partir pour ses études. Pis on sait jamais pour les autres, les couples durent pas longtemps aujourd’hui. Ça va leur prendre une place où atterrir en cas de besoin.

— Jacques a pas nécessairement besoin d’être là.

— Ça ferait bizarre que leur père soit pas là, y nous ont toujours vus ensemble, c’est notre maison, je sais pas…

— Tu penses que tes enfants viendront pas si Jacques est pas là?

— Peut-être qu’y oseraient pas.

— Pourquoi?

— Je sais pas.

— Tes parents se sont séparés?

— Quand j’avais vingt ans.