— Tu vivais encore chez tes parents?
— Non, j’étais en appartement.
— Comment ça s’est passé avec eux?
— Plutôt mal.
Haussement de sourcils.
— Explique-moi, Diane.
— Mes parents ont vendu la maison, ma mère s’est retrouvée en appartement, au troisième étage d’un immeuble beige dans un quartier beige. Mon père est reparti à Sherbrooke.
— T’es retournée chez ton père ou ta mère après tes études?
— Chez ma mère, un mois. Le mois le plus triste de ma vie.
— Pourquoi?
— C’était triste… c’était pas chez nous, j’aimais pas ça, y avait aucun souvenir nulle part, pus de voisins, pus d’amis, pus de ruelle, ça sentait pas comme chez nous… quand je me levais, la nuit, je savais pas où j’étais. Quand je voyais le stationnement par la fenêtre, j’avais juste envie de brailler.
— Ça te faisait pas ça en appartement?
— Non, c’était pas chez nous, je vivais avec des colocs, je savais que c’était juste pour un temps. Chez nous, c’était chez ma mère. Mais j’arrivais pas à me sentir bien chez elle. J’avais même pas de chambre. Je dormais sur un divan-lit dans le salon, la télé restait allumée toute la journée pour faire de la compagnie. Ma mère était tellement heureuse d’être là: “C’est ben moins d’entretien, ça m’en fait moins grand à torcher.” Pour moi, c’était triste, juste triste.
— Hum. Est-ce que ça t’arrive d’envisager qu’y revienne pas?»
C’était un exercice fabuleusement difficile que j’évitais encore.
— Je sais que ce serait bien que je dise oui, mais non, j’y arrive pas encore.
— Qu’est-ce que tu ferais si y revenait?
— Oh boy!… je sais pas. Faudrait en tout cas qu’il m’achète une nouvelle bague, une maudite grosse bague!
— Grosse comme quoi?
— Grosse comme son gâchis.
— Tu pourrais lui pardonner?»
Je m’étais posé la question un million de fois. Mon pardon prenait plutôt la forme d’un long chemin de croix par lequel il rachetait ma peine. Je voulais qu’il souffre, qu’il s’accuse, qu’il rampe, qu’il me supplie, m’implore, se décompose à mes pieds.
«Peut-être, oui.
— Tu l’aimes encore?
— …
— Diane?
— Oui.»
15 Où je prends en grippe les souffleuses à feuilles.
Les occasions de vengeance offertes par Charlène et Blanche auraient dû m’apaiser; elles ont plutôt éveillé en moi les fibres d’une irritabilité aiguë que je ne me connaissais pas. Pas encore. Qu’elles aient été en dormance ou qu’elles aient poussé à la faveur du départ de Jacques revenait au même, donnait le même résultat: je finissais par détruire quelque chose.
Jacques m’avait souvent reproché de ne pas savoir relaxer; il avait parfaitement raison, je n’y arrivais pas. C’est une mauvaise habitude que j’avais acquise en élevant des enfants tout en travaillant à temps plein. Même après leur départ de la maison, malgré les heures de liberté qui m’étaient tombées dessus comme la manne, je n’ai jamais réussi à changer de rythme. Je déjeunais encore debout sur le coin du comptoir et me coinçais un rendez-vous chez la coiffeuse entre les courses, le ménage, les dossiers à finir, les anniversaires à organiser, les coups de main à droite et à gauche. Tout mon temps s’évaporait dans le zèle que je mettais à tout faire, comme si j’avais peur du vide. Je continuais donc de m’émerveiller quand mes collègues parlaient des livres lus et des films vus durant leur fin de semaine.
Alors maintenant, tant pour me prouver que je pouvais le faire que pour apaiser la rage qui m’habitait, j’avais décidé de relaxer. J’étais prête à tout pour y parvenir, à vivre dans la crasse comme à manger des plats congelés. J’apprivoiserais le rien-faire coûte que coûte. Déjà, j’avais récupéré mes mercredis soir.
Jeudi soir
Je devais éplucher l’ensemble du dossier Murdoch pour trouver d’où venait l’erreur de commande faite au grossiste. En temps normal, je m’y serais vouée jusqu’à ce que mort s’ensuive. J’ai plutôt choisi, ce soir-là, de me commander du poulet en boîte et de le manger jusqu’à la dernière frite, sans le moindre remords, installée sur ma belle terrasse. Je n’ai rien fait d’autre que savourer ce que je portais à ma bouche. Entre deux gorgées de Château Margaux, puisé dans notre cellier encore rempli de bonnes bouteilles qui prenaient de la maturité, je me léchais les doigts pleins de sauce grasse et salée. Oui, un sacrilège, un vrai. Seule ombre au tableau: M. Nadaud avait entrepris de tondre son gazon et de tailler ses bordures. À la retraite depuis longtemps, il aurait pu le faire à n’importe quelle heure du jour – pendant que le reste du quartier était au travail, par exemple –, mais il avait choisi de «se nettoyer le jardin» en ma compagnie.
Après avoir gratté le fond de la boîte en carton (je l’aurais léchée si j’avais été seule), je suis allée m’installer devant la télé, avachie comme une adolescente en pleine crise de paresse dans ma chaise papasan; je n’avais toujours pas remplacé mon divan. Mes enfants étaient tour à tour passés par cette phase, je savais parfaitement comment faire. Antoine n’en était jamais réellement sorti.
Le vin aidant, je me suis amusée devant un film d’espionnage complètement débile où les méchants étaient laids, et les bons, beaux. Les fusils de ceux-ci, bien que plus petits, faisaient des ravages beaucoup plus importants que les armes de ceux-là. Dans les petits pots les bons onguents.
Vendredi matin
Je suis arrivée quelques minutes en retard pour honorer ma nouvelle résolution. Claudine m’attendait, tout excitée. Elle sautait et tapait des mains.
«Va voir sur ton bureau, t’as un gros sac surprise!
— En quel honneur?
— Non! C’est pas de moi!
— De qui?
— Josée.
— Josée qui?
— La secrétaire de Ji-Pi!
— Josy?
— Son vrai nom, c’est Josée.
— Pour vrai?
— J’ai son dossier d’employée.
— J’aime mieux Josée.
— On s’en fout, vite, va l’ouvrir!»
J’ai à peine eu le temps d’avoir des papillons dans le ventre que je sortais du sac mes bottes bleues, magnifiquement lourdes. On avait mis une bouteille de vin dans chacune, en fait une bouteille de bulles et une bouteille de blanc. Il y avait aussi une petite carte que je me suis empressée de glisser dans ma poche.
«C’est les bottes que t’as données à Ji-Pi l’autre jour?
— Ben oui, c’est juste mes bottes. Mes vieilles bottes neuves.
— Euh… pleines de beau jus!
— Je t’invite à boire ça.
— Quand?
— Quand tu veux.
— J’ai les filles jusqu’à dimanche après-midi.
— Dimanche soir, c’est parfait! Je mets ça au frais.
— On lit la carte tout de suite ou dimanche?
— Quelle carte?»
Puisque c’était de la folie, vu les dossiers que j’avais à terminer, j’ai pris congé l’après-midi pour profiter de la belle journée. J’allais sortir la papasan sur la terrasse et me rouler en boule dedans, enveloppée dans ma couverture d’alpaga, pour profiter du soleil et lire un peu en regardant les feuilles tomber. J’avais reçu deux douzaines de romans de mes enfants au fil des ans, que je n’avais pas trouvé le temps de lire. Mon cerveau avait besoin d’exercice. Probablement davantage que mon corps, ce qui n’était pas peu dire. J’ai fini par m’endormir. Le gazon des Nadaud sentait encore la tonte fraîche.
Vendredi après-midi
La carte de Ji-Pi, transférée dans la poche arrière droite de mes jeans, me brûlait la fesse. Elle ne pouvait pas contenir de grandes révélations, mais sûrement quelques mots gentils. Je retardais le moment de les lire pour faire durer mon bonheur, le laisser m’habiter un peu avant de le consommer. Pendant ce temps, M. Michaud avait entrepris de sabler, à la ponceuse électrique, son patio adoré. Il me semblait qu’il l’avait déjà entièrement repeint au début de l’été, mais j’avais peut-être confondu les maisons. Au moins, il s’y prenait au beau milieu de l’après-midi, en pleine semaine, je ne pouvais rien lui reprocher. La machinerie lourde s’en donnait déjà à cœur joie sur et autour de la 5412 qui venait d’être vendue, juste à côté. Je ne voyais pas ce que les nouveaux propriétaires comptaient en faire, mais les équipes de travailleurs étaient à pied d’œuvre dès 7 h tous les matins, depuis des semaines. Les tâk-tâk-tâk! des cloueuses électriques avaient bercé mes semaines de catalepsie post-bombe.