J’ai résisté à l’appel de la carte au fond de ma poche encore une heure avant de l’ouvrir. Presque une heure. Bon, quelques minutes.
«Merde!»
Des pattes de mouche. Je suis retournée chercher mes lunettes à l’intérieur. C’était la première fois que je recevais un petit mot d’un autre homme que Jacques – et encore, le dernier remontait à si loin que je n’en avais aucun souvenir – et mes yeux étaient désormais trop vieux, trop fatigués pour les lire sans support.
Reprise de la cérémonie. Ouverture de la carte.
Elles te vont trop bien. Et tu as réellement
de beaux yeux. À ta santé!
JP
Notre histoire n’irait jamais plus loin que ça, mais à ce moment, ce compliment tout simple me rendait folle comme un balai. Je n’entendais plus rien, ni la sableuse ni les marteaux piqueurs, j’avais «réellement» de beaux yeux et ça me suffisait. Je vivais là une renaissance qui n’avait coûté qu’un compliment. Seule ombre au tableau: je ne pouvais m’empêcher de penser que l’histoire de Jacques et Charlène avait peut-être commencé de cette façon. Faudrait que je revoie les derniers cadeaux offerts par Jacques.
Vendredi soir
C’est le froid qui m’a réveillée. Le froid et la tondeuse de M. Gomez, mon voisin de gauche. J’étais incapable de lui en vouloir, il m’avait beaucoup aidée à mettre au chemin les différents meubles que j’avais «déménagés» par la fenêtre dans les derniers mois, sans poser une seule question. Sa femme veillait au grain par la fenêtre de leur cuisine, elle aussi. Si ça se trouve, ils ont su avant moi que mon mariage allait à vau-l’eau. Je suis certaine que j’aurais appris des tas de trucs intéressants si j’avais mené une petite enquête dans le voisinage. Je me suis réfugiée à l’intérieur.
Jacques m’avait laissé un message sur la boîte vocale. Il voulait que je lui envoie un texto pour lui dire à quel moment j’étais disposée à ce qu’il m’appelle. Il ne voulait pas que je l’appelle, pour des raisons évidentes, disait-il. Alors bien sûr, je l’ai appelé. Une fois, deux fois, trois fois, dix fois, jusqu’à ce qu’il décroche.
«Diane, j’aurais préféré te rappeler à un moment qui nous aurait convenu, à tous les deux.
— Rien de grave, j’espère?»
Sérieusement, il aurait pu s’être cassé les deux jambes que ça ne m’aurait pas fait un pli. J’ai même souhaité qu’il ait au moins attrapé une grosse grippe, une petite pneumonie, un champignon de pieds virulent. Mieux, des verrues, des myriades de verrues.
«Non, rien de grave. Mais le moment est mal choisi. Est-ce que je peux te rappeler demain, par exemple?
— Non, ben non. Je serai pas là.
— T’auras pas ton cellulaire avec toi?
— Euh… oui, mais y aura pas de réseau où je m’en vais.
— Oh! Ça existe encore, des endroits sans réseau?»
Il était contrarié, ça s’entendait dans la mauvaise foi de son humour poche.
«Dis-moi donc ce que tu voulais, ça va être réglé.
— J’ai des gens à souper, j’aimerais mieux te rappeler.»
Bien sûr, vendredi soir, fin de semaine, amis, bon vin, plaisir, petite baise enflammée après le dessert. L’acide de mon estomac m’est remonté jusque dans les gencives. Quelles gens, d’ailleurs? Ses associés, nos amis, nos enfants? Ses nouveaux amis dans la jeune trentaine?
«Je te rappelle à mon retour.
— Quand?
— À mon retour.
— J’aimerais ça qu’on s’entende sur un moment.
— OK. Le 23.
— Le 23?
— On est quel jour aujourd’hui?
— Le 3.
— Parfait, le 23.
— C’est dans trois semaines! Tu pars tout ce temps-là?
— Oui.
— Où ça?
— Là où y a pas de réseau. Bon, je te laisse.»
Et j’ai raccroché. J’avais déjà démoli le buffet de la cuisine offert par mon ex-belle-mère. Si je m’attaquais à la table, je ne pourrais plus recevoir de «gens» à souper. J’ai relu la carte de Ji-Pi pour me ressaisir.
«T’as de beaux yeux, Diane, de beaux yeux. Pis des belles bottes.»
Je suis retournée dehors respirer un grand coup. Monsieur Nadaud chassait les trois ou quatre feuilles qui avaient eu l’audace d’atterrir chez lui avec sa souffleuse électrique. Il existe des règlements municipaux pour l’arrosage, il devrait y en avoir pour le soufflage des feuilles. Et un râteau fait toujours mieux l’affaire: il permet de ramasser, de rassembler, au lieu de pousser dans la rue ou chez les voisins. J’ai enfilé mes bottes bleues et suis partie me promener. Même si j’élaguais le surplus de meubles depuis des mois, je continuais d’étouffer dans cette maison pleine à craquer de souvenirs heureux qui me rendaient malheureuse.
Je n’arpentais plus les rues du quartier depuis longtemps. J’avais perdu l’habitude de marcher quand les enfants étaient devenus grands: nous les avions alors transportés en voiture aux quatre coins de la ville, Jacques et moi, le temps qu’ils apprivoisent le transport en commun. Puis ils s’étaient acheté leur propre voiture – sauf Charlotte, qui faisait de l’urticaire à la simple idée de posséder un engin polluant – et s’en étaient allés chacun de leur côté, mais j’avais été incapable de me réapproprier mon quartier. Je dois même avouer une chose terrible: je ne sais pas comment marcher dans les rues sans poussette et sans but précis. Il y a quelque chose que je ne maîtrise désormais plus dans la marche récréative. Ce n’est pas simple d’aller nulle part.
Au coin de la rue des Lilas, la petite boutique du cordonnier était fermée. Je me suis approchée pour jeter un œil à l’intérieur: il n’y avait que des tablettes vides et des caissons de bois posés sur une épaisse couche de poussière. Sur la porte d’entrée, on pouvait encore lire «Nous aiguisons les patins» sur l’affiche jaunie qui s’entêtait, fidèle soldat, à tenir son rôle malgré la déroute générale. C’est là que nous avions fait ressemeler nos souliers et ajouter des trous à nos ceintures quand le confort nous avait épaissi le tour de taille. À présent, je ne portais pratiquement plus de ceinture – la jupe cachait mieux mes rondeurs – et je n’usais plus mes souliers. Mon tour de taille pouvait le confirmer.
Trois coins de rue plus loin, je suis tombée sur le local abandonné du club vidéo. Les murs étaient encore remplis de vieilles boîtes de films qui finissaient de perdre leurs couleurs. La porte de la section secrète, tout au fond, était ouverte. On avait réussi à faire croire aux enfants qu’ils pouvaient devenir aveugles s’ils entraient là, jusqu’à ce qu’Antoine s’y glisse à notre insu pour en ressortir en criant: «J’ai vu une femme qui avait des lolos gros comme ça, pis une autre qui mettait un pénis dans sa bouche, pis…» Alexandre et Charlotte s’étaient bouché les oreilles pour ne pas courir le risque de devenir sourds.