Выбрать главу

Avant que ma petite marche ne se transforme en visite de catacombes et ne gâche ma belle humeur, j’ai rebroussé chemin avec mes bottes aux semelles neuves et suis rentrée. Je trouverais sûrement un bon film sur Netflix.

Je me suis arrêtée devant le 5412 qui comptait à présent deux étages et demi. À 18 h 42, le chantier roulait encore à plein régime. J’ai mis les mains sur les hanches pour qu’on puisse comprendre, en me voyant, que je n’étais pas en train de m’extasier devant le cubé vitré qui s’élevait devant moi. Un homme casqué, bottes de travailleurs aux pieds, est venu me trouver. Comme tous les hommes qui tombaient dans la mode mainstream en prétendant la fuir, il avait trop de barbe et des formes bizarres imprégnées dans la chair des bras – c’est étrange, les tatoués semblent avoir toujours plus chaud que les autres, ils sont plus souvent en manches courtes. Au coin de sa bouche, un cure-dents se balançait en suivant ses contractions faciales.

«Bonjour, madame!»

Bon départ, je n’étais pas une «petite madame». Et lui, un bel homme.

«Bonsoir, monsieur.

— Est-ce que je peux vous aider?

— Oui, sûrement. Je peux savoir ce que vous faites?

— Euh… on construit une maison.

— Ah! C’est bien de le préciser, je pensais que c’était un aquarium.

— Vous êtes une voisine?

— Oui, le 5420, deux maisons par là.

— La vieille canadienne?

— Exactement.

— Sympathique comme quartier.

— Oui, justement. En avez-vous encore pour longtemps?

— En gardant le chantier ouvert de soir, on devrait finir dans quatre à six semaines. Faut qu’on ait levé les feutres pour la mi-octobre au plus tard.

— Le soir? Dans le sens de…

— La ville autorise les chantiers jusqu’à 19 h.

— Tous les jours?

— Non, on va s’arrêter à 17 h le samedi pis le dimanche.

— La fin de semaine aussi?

— Ouep! Gros rush, deux équipes complètes.

— À partir de quelle heure, la fin de semaine?»

Il a regardé, toussoté un peu.

«Sept heures.

— SEPT HEURES!

— J’ai pas le choix.

— On s’en fout! C’est un quartier résidentiel!

— Je sais, madame.

— C’est quoi, le gros rush? Qu’est-ce qui se passe si vous dépassez la mi-octobre?

— Le client sera pas content.

— Hon! Le client sera pas content… pis nous autres, ses voisins? Y est prêt à faire chier tout le monde pendant des semaines pour entrer dans sa maison à temps? Y couche dehors en attendant, votre millionnaire?

— Désolé, madame, c’était la date du contrat. On a eu des imprévus, des retards de livraisons, des pépins.

— Justement! Ce serait normal que ça prenne plus de temps que prévu!

— Y est dans son droit, madame. On respecte les heures de la ville.

— Son droit, mon cul! Pus capable d’entendre ça, j’ai le droit! Les droits, ça vient avec du savoir-vivre!

— Pour être ben honnête avec vous, je rentrerais volontiers chez nous prendre une bonne bière.»

Il a retiré son cure-dents et levé les épaules en signe d’impuissance. La spirale de feu et le dragon à trois têtes qui lui couvraient le bras se sont légèrement gonflés sous la poussée du muscle. Dans une trentaine d’années, ils pendouilleraient en un amas d’encre délavée sur sa chair fripée. Et son dragon aurait l’air d’un trio de crevettes.

«Vous y direz, à votre client, que le voisinage en a plein son casque de ces maudits travaux de marde. Pis qu’y vienne pas se présenter avec une tarte aux pommes quand y va emménager, je risque de l’attendre avec une masse! Qu’y se torche avec, sa maudite tarte!

— C’est noté, madame.»

J’ai pivoté de quarante-cinq degrés pour me remettre dans l’axe du trottoir et revenir vers ma belle maison canadienne construite au moment où le quartier n’était qu’un champ. À cette époque-là, les ouvriers auraient pu travailler toute la nuit qu’il ne se serait trouvé personne pour s’en plaindre. Quelques animaux, peut-être.

Les gicleurs électriques crachaient l’eau par saccades sur la pelouse verdoyante des Nadaud. Tant d’eau et d’électricité pour entretenir un bout de terrain qui agoniserait bientôt sous plusieurs pieds de neige et de glace. À quoi bon? Si le mythe de Sisyphe n’existait pas, je l’inventerais juste pour lui.

Depuis la cuisine, j’ai littéralement arraché les haut-parleurs vissés au mur – aidée d’un petit pied-de-biche – et les ai orientés vers l’extérieur, par la fenêtre ouverte. J’ai mis un disque de Florence K et me suis réinstallée dans ma papasan avec un verre d’aligoté pour admirer le foin qui croissait joyeusement dans ma cour. Au travers des longs fouets qui se balançaient sous le vent, des petites fleurs sauvages au feuillage ébouriffé s’étaient lancé le défi de pousser là. Avoir su que ce serait aussi beau, je me serais débarrassée de mon contrat d’entretien paysager bien avant.

Depuis le toit du 5412, où trois hommes déchargeaient des matériaux, le bellâtre qui m’avait reçu plus tôt m’a fait un petit salut de la main. Génial, s’ils étaient en train de construire une terrasse sur l’aquarium, c’en serait bel et bien fini de l’intimité dans ma cour.

Samedi matin

Je suis sortie dehors avec mon bol de café au lait sans lait – j’avais encore oublié d’en acheter. Monsieur Nadaud s’est alors avancé vers moi, d’un pas hésitant, après avoir lancé quelques regards aux rideaux de sa cuisine qui valsaient comme des algues. De deux choses l’une: ou il voulait s’excuser de faire autant de bruit dans la vie en général, ou il venait se plaindre de la musique que j’avais laissé jouer la veille jusqu’à 9 h. C’est le temps que j’avais mis à finir ma bouteille de vin.

«Bonjour!

— Bon matin!

— Vous allez bien, madame Valois?

— Oui, et vous?

— Bah! À part les genoux qui commencent à me faire des misères…

— À vous voir travailler comme vous le faites, on dirait que ça va plutôt bien.

— Ah! Le travail, ça garde jeune.

— Pis votre femme va bien?

— Oui, à merveille. Elle vous fait le bonjour.»

J’ai salué les fenêtres au hasard, sans trop savoir laquelle offrait le meilleur point de vue sur nous.

«Quel bon vent vous amène?

— C’est au sujet de… Ben, c’est un peu délicat…

— C’est à cause de la musique d’hier?

— Non! Non, non, c’était de la belle musique. On n’entendait rien dans la maison, de toute façon. Pis c’est ben votre droit.

— Bon, tant mieux. Je pensais que je vous avais dérangés.

— En fait, c’est à cause du gazon.

— Le gazon? Mais y est sublime, votre gazon. On dirait du faux tellement y est dru.

— Merci, c’est gentil. Mais je parlais plus… du vôtre.

— Mon gazon? Ha! Ha! Mon champ de foin?

— Oui, c’est ça.

— Je trouve ça joli comme ça, on se croirait à la campagne, non?

— Ah… euh… je voulais vous offrir de vous le tondre. J’ai tout ce qui faut.»

Sans blague, je n’avais pas remarqué. Sa voiture n’entrait plus dans le garage tant son attirail prenait de la place.

«Le tondre?

— Oui, un service entre voisins.

— C’est gentil, merci.

— Ça me fait plaisir.

— Mais je vais le garder comme ça pour l’instant.

— Ah… c’est que, en fait… ça…

— Ça vous dérange?

— Euh… ben… c’est que… oui.