— Pourquoi?
— C’est à cause des mauvaises herbes qui traversent de notre bord, le vent souffle le pollen pis toutes les mauvaises graines de notre côté.
— Mais y a pas une seule mauvaise herbe sur votre gazon!
— Non, parce que je les combats fort, mais c’est plus dur à côté d’un champ de foin. Pis les mauvaises herbes se font des racines pis traversent par en dessous…
— Là, j’suis désolée, mais c’est une question de goût: vous aimez le gazon, moi, j’aime le foin.
— Oui, je comprends ça, mais votre goût nuit au nôtre, si vous voyez ce que je veux dire.
— Oui, peut-être, mais votre goût, à vous, nuit à ma qualité de vie.
— À votre qualité de vie?
— Oui, avec la tondeuse, le Weed-Eater, les gicleurs, la souffleuse à feuilles, sans compter l’empoisonnement aux pesticides…
— J’ai pas le choix, à cause du foin!»
Il semblait complètement anéanti, comme s’il venait d’apprendre que Trump avait été élu président. Je ne le laisserais pas couper mon foin. Sa femme-rideau devait déjà deviner, à sa mine déconfite, qu’il revenait bredouille de notre entretien. Je l’avoue, ma mauvaise foi était totale. J’aurais très bien pu lui proposer un arrangement: vous coupez mon gazon si ça vous chante, mais vous sortez toutes vos machines entre 8 h et 18 h en semaine. Ça lui aurait donné une fenêtre d’une bonne cinquantaine d’heures par semaine pour bichonner sa moquette naturelle – il était interdit d’y mettre le pied, comme l’indiquaient les affichettes plantées à tous les dix pieds. À mi-chemin entre nos deux terrasses, il s’est retourné.
«Euh… pardon, madame Valois? Pensez-vous garder la maison ou vous prévoyez vendre?
— Delaunais! Mon nom, c’est Delaunais.»
Samedi après-midi
Charlotte est venue me rejoindre au parc pour me donner un troisième cours de jogging. Sa patience et sa gentillesse n’en finissent plus de m’épater. Ils ont peut-être mélangé les bébés à la pouponnière.
«Aujourd’hui, on va continuer en alternant la marche et la course, mais on va réduire un peu le temps de marche.
— Je te suis, ma cocotte.»
Nous devions avoir l’air du couple classique: la vieille bourgeoise et sa jeune et belle entraîneuse. En réalité, j’étais ce que la jeune deviendrait dans vingt-cinq ans, trente-cinq livres plus tard. Mon double menton naissant n’était qu’une forme de prolongement du sien, encore taillé dans la chair ferme, anti-gravité. Je me trouvais à ce moment aussi laide que je la trouvais belle; ceci me soulageait en partie de cela.
J’ai sué sang et eau pendant une vingtaine de minutes avant d’abandonner. C’est plus fort que moi, je n’aime pas la souffrance, ne l’ai jamais aimée, sous quelque forme que ce soit. Je ne la souhaite à personne. Ou presque (à ce chapitre, je suis comme tout le monde, je peux accepter l’idée de certaines souffrances méritées). Alors nous sommes revenues à la maison en marchant, bras dessus, bras dessous, faisant fi de la sueur et de tout ce qui aurait pu dégoûter deux étrangers.
Une fois à l’intérieur, j’ai eu droit à quelques réprimandes au sujet de mes derniers aménagements intérieurs.
«Maman!
— Hum?
— Y est rendu où, le buffet?
— Le buffet?
— Oui, le beau buffet en bois d’érable de grand-maman?
— Y était trop gros, je voulais aérer.
— T’as pas d’allure! Faut que t’arrêtes ça! Je l’aurais pris, moi.
— Ben voyons, t’aurais mis ça où, dans ton petit appartement? Tes colocs en auraient pas voulu.
— Maman…
— J’ai été un peu contrariée par la visite de ta grand-mère l’autre jour. Fait que c’est ça qui est arrivé.
— T’as arraché les haut-parleurs!
— Je voulais écouter un peu de musique dehors. Impossible de relaxer avec des voisins hyperactifs de la tondeuse.
— Y avait pas d’autres moyens? Fallait que tu les arraches?
— Oui.»
Elle a soupiré doucement, réfrénant son envie de me gronder.
«Dis pas ça à tes frères.
— Y vont quand même finir par voir qu’y manque des morceaux un peu partout. Pis qu’y a des trous…
— Si on s’organisait un souper samedi prochain?
— Samedi… euh, oui, ça marche pour moi.
— On va aux pommes dans l’après-midi, pis on se cuisine de la croustade aux pommes. Je fais un gros bouilli.
— Végé?
— J’en ferai deux.
— Ouiii!
— On fera semblant qu’on fête l’Action de grâce!
— Mais les gars viendront pas aux pommes, tu les connais.
— Pas grave, deux pour ramasser une chaudière de pommes, c’est ben assez.»
Samedi soir
Je me suis fait une omeletta natural. C’est tellement plate pour un repas du samedi soir que je préfère le dire en espagnol. Et comme je ne voyais pas de quel vin accompagner ma galette aux œufs nature, je me suis rabattue sur une très raisonnable tisane. Ensuite, j’ai fait le tour de toutes les pièces de la maison en marchant le plus légèrement possible pour que rien ne bouge, même pas la poussière que j’avais cessé de ramasser. Mais les planchers des vieilles maisons canadiennes ne sont pas très accommodants côté discrétion, alors les souvenirs se sont mis à jaillir des craques, intraitables comme des mouches noires.
C’est la nuit, Jacques arpente la maison en chuchotant des comptines à l’oreille d’Alexandre qui s’entête à ne pas dormir. «Cet enfant-là va nous rendre fous.»
Dans la salle de bain, Jacques se rase en expliquant à Antoine qu’il faut avoir des poils pour le faire. Le petit gratte la mousse sur ses joues avec une cuillère à thé en plastique.
J’apporte des grilled cheese aux garçons qui construisent, avec leur père encore en pyjama, une superstructure en blocs Lego sur le plancher de leur chambre. On peut bien dîner où on veut, le samedi.
Jacques se bat avec un élastique à cheveux pour essayer de faire une couette à Charlotte. Je me cache pour rire sans être vue. Quand elle crie, on voit qu’il lui manque ses palettes d’en haut.
Il vente très fort, nous faisons l’amour, heureux que nos halètements se confondent avec la bourrasque.
Jacques pose sur mes épaules une couverture chaude et m’embrasse sur le front. Je garde les yeux fermés pour savourer la délicatesse de sa main qui descend le long de mon bras. Les nuits à veiller les petits qui attrapent la gastro à tour de rôle sont très longues. Quand arrive notre tour, nous n’avons plus rien à vomir.
Jacques tient Alex dans ses bras, en fermant les yeux comme s’il priait. On a craint le pire quand il a déboulé les escaliers comme un pantin désarticulé. Alex n’aimera jamais les manèges.
Jacques se masse les tempes blanchies devant le miroir de la salle de bain. Il a de grosses responsabilités au travail, de la taille de ses insomnies.
Je pleure dans la chambre de Charlotte parce qu’elle nous quitte à son tour. Jacques vient s’asseoir sur le lit, à côté de moi, et ses poumons se dégonflent lentement. C’est sa façon de pleurer, depuis toujours. Sa main enveloppe la mienne.
Je lave les lits des petits même s’ils ne sont pas sales. Je veux qu’ils sentent la vanille s’ils débarquent à l’improviste. Jacques me dit «Franchement, Diane.»
J’entre dans notre chambre déserte. Tout ce qui m’appartient a été transféré dans la commode et la garde-robe de la chambre d’amis. Mais je ne me suis pas assez méfiée, je me retrouve devant mon image dans le grand miroir derrière la porte. Je suis une femme en lambeaux, lacérée par les départs. Quand Jacques était encore là, les coutures tenaient bon. Lui parti, je me suis émiettée en particules de rien. Je me déteste corps et âme. Je suis toute seule. Je ne sais pas comment faire pour continuer.