«Franchement, Diane.»
Dimanche après-midi
Claudine a débarqué plus tôt que prévu, j’étais en train de lire dans ma papasan, bercée par la cacophonie des perceuses.
«Je sonnais en avant! Tu m’entendais pas?
— Ben non, y a un peu de bruit ici, comme tu peux le constater.
— My god! Y a plus de respect pour le jour du Seigneur en banlieue?
— Coudonc, t’es ben chic!»
Elle était habillée sexy-chic, tout en noir, avec une magnifique veste bleu-gris et des talons vertigineux. Elle s’était coiffée, maquillée, parfumée, «cutexée».
«Tu t’es pas mise belle de même juste pour moi?
— Juste pour toi.
— C’est trop.
— Tu le mérites.
— Les filles sont entre les mains du paternel?
— Oh yes! Pas choquée de m’en débarrasser pour quelques jours. J’étais encore sur le point d’en étriper une.
— Je pensais que ça allait mieux?
— Si je tiens pas compte du fait que j’ai eu un appel de la direction pour Adèle jeudi, pis que Laurie bougonne chaque fois que j’y demande quelque chose, ça va super bien. Je pense que c’est fini avec son chum.
— Déjà?
— Ben oui. Wow! Belle cour.
— Style champêtre.
— C’est moins d’entretien.
— Pis c’est plus beau, non?»
Elle s’est laissée tomber sur une des chaises de patio qui avaient heureusement eu le temps de sécher.
«Bon, on avait pas des bulles à boire, nous autres?
— Y est 15 h 30!
— C’est la meilleure heure pour les bulles.»
On a donc entamé la bouteille de mousseux en commençant par une séance de potinage de bureau. On s’est lamentées pendant une heure sur le manque d’organisation de la boîte, sur les incompétents, les secrétaires accoutrées comme des stars pornos, les problèmes de climatisation, la fermeture de Chez Joe, notre snack à patates préféré, la maladie de Jeanine, le congédiement de Suzette, alouette. Claudine en a profité pour me révéler quelques secrets sur les dossiers en traitement aux ressources humaines. Je suis une tombe, elle le sait. Je n’irai jamais répéter ou écrire le premier mot de ce qu’elle me confie. C’est avec le plus grand étonnement que j’ai appris que les problèmes de santé de Martha cachaient en fait une intervention esthétique complexe: abdominoplastie complète et augmentation mammaire. Sérieusement, ça ne paraissait pas, beau travail. Claudine avait pris en note les coordonnées du chirurgien, au cas où.
Nous commencions à être ramollies quand elle m’a dit ce qui lui brûlait les lèvres depuis son arrivée.
«Bon, je veux voir la carte de Ji-Pi.
— Bof! C’est pas intéressant.
— Mon œil! Montre.»
Évidemment, avec son enthousiasme naturel pour les choses de l’amour, Claudine y a vu tout ce qui n’y était pas. J’avais non seulement des beaux yeux, mais des belles jambes – compliment caché derrière le fait que mes bottes m’allaient bien –, donc il me trouvait belle des pieds à la tête et était probablement secrètement amoureux de moi, ce que révélait l’adverbe «réellement» dans «t’as réellement de beaux yeux». Il proposait de trinquer «à ma santé», ce qui était une forme d’invitation, bien que très indirecte, à prendre un verre avec lui un jour. Toutes mes tentatives pour ramener l’événement des bottes à un ensemble de circonstances étaient battues en brèche; il s’agissait du destin, une histoire inscrite dans le Grand Livre dont la première page venait d’être tournée et dont le dénouement serait assurément heureux.
«Stop! Stop! Y a pas de destin, Claudine, c’est toi qui m’a envoyée le voir avec un dossier bidon parce que c’était le seul homme que j’aurais peut-être voulu embrasser si: si pas de femme, si désir mutuel, si occasions propices, sans compter tous les autres si auxquels je pense pas.
— Le destin voulait que je t’envoie là.
— C’est moi qui t’avais dit que c’était le seul gars potable de la place!
— C’est le destin qui voulait que je te le demande pis que tu répondes ça.
— Pis y est marié, ton destin.
— Depuis quand le mariage empêche quoi que ce soit? J’suis sûre que si on se donnait la peine de faire une étude sérieuse là-dessus, on se rendrait compte que les mariés trompent plus souvent leur conjoint que les pas mariés. Cent pour cent des femmes ici présentes le savent.
— Parlant de ça, Jacques m’a appelé vendredi. Ça avait l’air important.
— Non…
— J’y ai dit que je pouvais pas y parler avant le 23.
— Pourquoi le 23?
— Pour le niaiser.
— T’as bien fait.
— Je me demande ben ce qu’y me veut.
— Diane…
— Quoi?
— Ça sent le divorce à plein nez.
— J’y avais même pas pensé.
— Les greluches veulent toujours se marier.»
On s’est laissées dériver dans le poison de notre cynisme jusqu’au fond de la bouteille de mousseux. C’est à ce moment que M. Nadaud est sorti, angoissé à l’idée que des feuilles mortes aient commencé à se décomposer sur son crisse de gazon. Il a branché sa souffleuse et s’est mis à l’ouvrage.
Alors je me suis levée, très calmement, j’ai piétiné mon foin, son gazon, j’ai empoigné le fil et j’ai tiré de toutes mes forces. La Black & Decker flambant neuve a poussé un dernier soupir avant de retourner à l’état d’objet inanimé. Bien que moins flamboyant, mon geste avait produit à peu près le même résultat que celui de Laurie aux funérailles: la fiche électrique s’était tordue en faisant des flammèches avant de céder. Voilà. Une affaire menée rondement en une dizaine de secondes. On pourrait continuer de boire en entendant bruire le foin sous le vent.
Claudine se tenait le ventre à deux mains tant elle riait, pendant que M. Nadaud me lançait des imprécations avec ses yeux méchants. Il n’avait pas une once de méchanceté, c’est tout ce qu’il parvenait à faire.
«Bon, qu’est-ce qu’on disait?
— T’es folle!
— C’est la faute à Laurie. J’suis influençable.»
La police n’est pas venue, le vin s’est laissé boire, M. Nadaud est allé se terrer avec sa femme pour préparer les funérailles de la souffleuse. Dans le pire des cas, il viendrait se venger en tondant mon foin pendant mon absence. D’une certaine façon, ça m’arrangerait. Les herbes folles sont un repaire de choix pour la vermine.
Le ciel était magnifique, le soleil de 17 h faisait rougeoyer tout ce qu’il touchait, le vin blanc était fabuleux, les fromages et les fruits, savoureux, le silence, merveilleux. Les gars du chantier du 5412 avaient même commencé à remballer leurs affaires. Branché sur la chaîne stéréo, le téléphone de Claudine crachait de vieilles tounes de Madonna que nous chantions avec nos voix haut perchées. Nous étions des superstars, des virgins, des material girls dans une banlieue qui n’existait plus.
«J’ai déjà fait une chorégraphie sur cette chanson-là. Je suivais des cours de ballet-jazz pis je voulais être danseuse, comme Irene Cara dans Flashdance.
— J’ai tellement tripé sur cette toune-là!
— Moi, je connaissais la chorégraphie par cœur. Attends, regarde ça.»
Après s’être débarrassée de ses talons hauts, Claudine s’est mise à danser comme Irene, en me prenant pour l’une des juges, comme dans la vidéo. Elle sautait sur place en pointant le pied et le poing, faisait des petits bonds en roulant la tête et a même tenté une split assez réussie. Sans le montage serré des images, c’était un peu moins impressionnant que dans le film, mais on sentait la maîtrise d’une mécanique qui ne s’improvisait pas. Le temps avait quelque peu alourdi les mouvements – déjà freinés par ses vêtements élégants –, mais la magie, pour moi, opérait complètement.