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— Dis-le-moi si je peux lui faire suivre quoi que ce soit.

(Doigt d’honneur.) Merci.»

J’étais en pleine détestation de cette femme quand mon téléphone a vibré. Le détective privé que j’avais engagé quelques semaines plus tôt voulait me voir pour me remettre les documents de la phase un de son enquête. Quand nous nous étions rencontrés, il m’avait proposé de fonctionner par tranche de dix-huit mois pour voir venir les mauvaises nouvelles et ne pas sauter dans la «fosse à purin» tout d’un coup. Il avait la métaphore du cochon facile et donnait du «maudit verrat» à tout propos. Quand on passe sa vie à fouiller dans la merde des autres, c’est probablement inévitable.

Je lui ai donné rendez-vous au Café, un boui-boui sympathique situé près du bureau, qui misait sur l’excellence du café, comme l’indiquait son nom. Il suffirait que je m’éclipse à la pause, en prétextant une affaire pressante. Puisque je devais lui verser la deuxième moitié du montant sur lequel nous nous étions entendus pour cette première phase (plus une prime pour avoir les documents papier, dinosaure que je suis), il s’est empressé de me répondre qu’il y serait.

Henri Deraîche est arrivé à 10 h 15, pile-poil. Je le soupçonne de s’être caché en attendant l’heure juste, pour dorer son blason d’homme fiable et précis. La première fois, il était aussi arrivé à l’heure exacte, souriant et décontracté, à mille lieues du stéréotype du détective privé. Il n’avait rien du flic fini alcoolique en trench-coat beige fripé, mais tout du geek capable de craquer n’importe quel système informatique. Il avait ce jour-là peigné son toupet en une vague bien léchée, mais avait omis de nettoyer ses croutes d’yeux derrière ses lunettes épaisses. En format 10X, ce n’était pas très joli.

J’aurais aimé qu’il me remette une chemise contenant deux ou trois feuilles résumant en gros caractères la non-culpabilité de Jacques et le blanchissant sur toute la ligne; en toute sincérité, vu le cas Charlène, j’appréhendais quelques révélations vitrioliques qui, si elles risquaient peu de me surprendre, ne m’en feraient pas moins souffrir. Mais dans la vraie vie, le détective m’a tendu une enveloppe contenant un gros document que mes mains ont presque aussitôt lâché.

«Ça peut pas être mon document.

— Vous êtes bien Diane Delaunais?

— Oui.

— On s’est rencontrés le 29 août dernier pour convenir des recherches à faire? Votre ex-mari s’appelle Jacques Valois, associé au bureau Brixton, Valois et associés?

— Hum.

— C’est votre document. Ici, c’est la facture et les derniers honoraires à régler, prime papier incluse. Vous pourrez voir le détail des heures et des recherches effectuées au début du document.

— Mais je comprends pas, pourquoi le document est si gros?

— C’est surtout les courriels qui prennent de la place.

— Les courriels?

— Oui, la retranscription des courriels.

— Des courriels de quoi?

— Je vais vous laisser en prendre connaissance par vous-même. Quand vous jugerez le moment opportun.»

Dans l’enveloppe qui gisait devant moi, et que nous regardions à présent tous les deux, Jacques conversait avec des gens, probablement des femmes. Si je l’ouvrais, leurs voix grinceraient dans ma tête comme des ongles sur un tableau noir et mettraient les derniers dix-huit mois de mon mariage en charpie. Ce n’était qu’une première tranche, un premier coup de couteau, mais une mort quasi certaine. Les voyages d’affaires, les congrès, les parties de golf et les rencontres tardives se sont mis à défiler dans un manège étourdissant. La bave du mensonge et des petits complots quotidiens devait souiller ces pages que je ne trouverais jamais la force de lire.

J’ai réussi, mécaniquement, à sortir mon chéquier, à écrire un montant en lettres et en chiffres, à signer mon nom, Diane Delaunais. Je n’ai pas voulu de reçu.

«Pour la phase deux, on pourrait y aller par tranches de temps plus importantes… madame Delaunais?

— …

— Oui?

— Hum… je… non. Je vais vous recontacter.

— Oui, je comprends. Je vous laisse penser à tout ça. Vous savez comment me joindre.

— Oui, merci.»

Il s’est levé, a esquissé un pas, puis est revenu vers moi.

«Euh… je sais pas si ça peut vous consoler, mais c’est vraiment pas un des pires dossiers que j’aie eu à monter.

— Ça me console pas, non.

— Désolé.»

Il a quitté la place sans rien ajouter, me laissant seule avec un grand sachet empoisonné capable d’anéantir ma vie. L’illusion que j’en avais eue jusque-là, du moins. J’avais un pouce de feuilles bien tassées pour jeter une lumière crue sur mon aveuglement des derniers dix-huit mois. Je ne m’en relèverais peut-être pas.

Mon temps de pause était depuis longtemps écoulé quand le serveur est venu me demander si je désirais prendre autre chose. J’ai essayé de sourire, mais je devais avoir une mine épouvantable parce qu’il s’est contenté de baisser les yeux et d’aller essuyer une autre table, sans insister. Il a dû croire que le détective était mon amant et qu’il venait de me larguer.

J’ai envoyé un texto à la secrétaire de mon département pour lui dire que j’avais été retenue et que j’arriverais dès que possible. C’était la toute première fois que je lui demandais de me couvrir. Elle ne m’a pas demandé pourquoi.

«Tout est beau ici, prends le temps qu’il faut.»

J’ai bu une gorgée de café froid en laissant mes yeux vagabonder d’une table à l’autre. À l’une des tables du fond, tout près de l’arbre naturel qui poussait là – je n’ai jamais compris comment, d’ailleurs –, j’ai reconnu M. Dutronc, le directeur de la division exportation. Il ne traînait que très rarement dans nos bureaux, puisque son travail l’appelait à voyager un peu partout pour établir des ententes commerciales. Depuis que j’y étais, la compagnie avait triplé son chiffre d’affaires grâce aux tentacules qu’elle avait fait courir aux quatre coins du globe; nos paies étaient sensiblement restées les mêmes. Les contacts de la plupart des employés avec la direction se limitaient aux imbuvables discours dont elle nous abreuvait tous les trimestres, lors des déjeuners-­rencontres organisés pour nous aider, entre autres choses, à maintenir notre cote ISO. Pendant ces happenings trimensuels – si douloureux qu’on disait plutôt trimenstruels –, je me distrayais des phrases creuses des patrons aux poches pleines en me bourrant de viennoiseries.

Monsieur Dutronc, dont le surnom se devine aisément, parlait avec beaucoup d’animation à une jolie jeune femme – trop jolie, trop jeune – que j’ai fini par reconnaître: c’était l’une des deux nouvelles stagiaires présentées lors du dernier déjeuner-rencontre. Si je ne me rappelais plus à quel département elle était rattachée, je me souvenais de son prénom, Gabrielle, car c’est celui que j’aurais donné à Charlotte si Jacques m’avait laissée choisir. La pauvre enfant devait être en train de se taper la longue liste de ses exploits commerciaux qu’il racontait toujours, comble de l’horreur, dans un enrobage de métaphores d’un goût plus que douteux. Les clients étaient avant tout des personnes qu’il fallait séduire, charmer, conduire sur les chemins du plaisir en les suçant! – «N’ayons pas peur des mots, bon Dieu!» – pour chercher à les entraîner au bord du coït, d’où il serait facile de les amener à nous confier leurs affaires. La satisfaction des deux parties se concluait d’ailleurs par l’échange de liquides – «Ha! Ha! Liquides, liquidité…». Ducon, donc. Mais tant qu’il ne sévissait qu’avec des mots, même si je le trouvais pathétique, il était inoffensif. Là, en train de mettre en œuvre son charabia avec une jeune fille vulnérable, lui en position d’autorité professionnelle, il m’inquiétait beaucoup plus.