J’ai continué de les regarder discrètement, pour mieux comprendre ce qu’ils faisaient là. Gabrielle acquiesçait de la tête à tout ce qu’il disait, enroulait nerveusement sur son doigt une mèche de ses cheveux, regardait son téléphone frénétiquement, grattait ses ongles, ses lèvres, la paume de sa main gauche, le coin de la table, bref, rongeait son frein, souffrait. J’avais envie de me lever, de lui tendre la main, de lui dire: «Viens-t’en, ma belle, on sort d’ici.» Ma fibre de mère hurlait à fendre l’âme. Si Charlotte avait été coincée dans pareille souricière, je crois que j’aurais arraché les yeux de son interlocuteur.
J’en étais donc là dans mes pensées quand j’ai vu la main gluante du gros pervers couvrir sa main blanche, à elle, comme une nuit noire. À la tension que la petite mettait dans son bras, on devinait qu’elle cherchait à se défaire de son emprise. Sentant qu’elle allait peut-être y arriver, il a rabattu son autre main pour la prendre en étau et la forcer à lever les yeux vers lui. Je me suis levée d’un coup: «LÂCHE-LA TOUT DE SUITE! Elle a pas envie de se faire taponner par un vieux, un vieux crisse comme toi. Tu pourrais être son grand-père! Essaie pas, tu me fais pas peur avec ton cash pis tes avocats véreux. JE T’AI FILMÉ, DUCON, T’ES DANS LA MARDE! Les réseaux sociaux, connais-tu ça? Être toi, je chierais dans mes culottes, parce que le jour où on va se mettre à gratter le vernis de ton petit personnage de trou de cul, on va se rendre compte que t’es pourri jusqu’à l’os. Y a des tonnes de journalistes qui se feraient un plaisir de remonter la filière de tes abus de petit minable, c’est ça qui fait vendre les journaux, astheure, c’est triste de même. T’as dû en flatter des petits culs depuis trente ans… Fait qu’écoute ben comment ça va marcher à partir de tout de suite: tu touches plus JA-MAIS à un seul atome de cette fille-là, pis d’aucune autre fille d’ailleurs, C’EST PAS DANS TON DROIT! Si j’apprends que tu fais du tort à cette fille-là, je vais m’arranger pour faire rouler ta tête, pis c’est à peine une métaphore. Tout ce que t’as le droit de faire en sortant d’ici, c’est de répandre la bonne nouvelle à tes tinamis aux mains trop longues: le temps où la job était un open bar est fini, champion, FI-NI!»
Je donnais des coups d’index sur la table à m’en briser les phalanges. Une syllabe, un coup de doigt, un point d’exclamation, un coup de doigt. Je ne me suis même pas arrêtée quand mon ongle s’est cassé.
«Madame?
— … (TA GUEULE! C’EST MOI QUI PARLE…)
— Excusez-moi, madame?
— Oh!»
En me levant, j’avais projeté ma chaise sur le dos. Le fond sirupeux de ma tasse de café renversée traçait une droite brisée sur ma table avant de plonger vers le sol. Les gens autour de moi faisaient deux choses: ils me regardaient fixement ou essayaient de ne pas me regarder. Une valve de sécurité s’était déclenchée quelque part dans mon cerveau pour que mon corps ne laisse pas fuir les mots. J’avais peut-être tout de même murmuré, difficile de savoir. En tout cas, j’ai eu l’air de ce que j’avais pris l’habitude d’avoir l’air, d’une folle.
Le patron avait rapatrié ses mains. Il m’a regardée sans me voir, moi, l’employée anonyme. J’ai desserré un peu les dents et suis sortie. Ça me faisait ça de plus à me reprocher: ma lâcheté.
En rentrant au bureau, Lyne m’attendait avec impatience.
«La comptabilité a rappelé au sujet du dossier Murdoch. Y ont l’air d’insister.
— Oui, c’est vrai, je m’en occupe. Merci.
— On a reçu les propositions de couleurs pour les nouveaux bureaux, regarde ça. Moi, je trouve que le beige vire sur le rose, pis que le bordeaux est trop foncé.»
J’ai choisi le jaune verdâtre caca d’oie, la plus horrible de toutes; j’avais envie de faire du mal à mon bureau. Pour proposer des laideurs pareilles, les patrons devaient avoir des amis dans l’ameublement qui cherchaient à se défaire de lots de bureaux invendables. Des tinamis qui faisaient des grosses factures pour des petits retours d’ascenseur.
Une fois dans mon bureau, je me suis affalée sur ma chaise. En s’emparant de mon corps, la fatigue nerveuse venait de me scier les deux jambes. Dans ma main tremblotante, l’enveloppe de la honte pesait des tonnes. Je me suis mise à détester le détective qui l’avait remplie en fouillant dans ma vie, dans celle de mon mari, dans ses bassesses mal dissimulées. Il était censé laver mon honneur, me le restituer intact en quelques phrases expéditives, bien disposées dans un rapport rassurant. Mais il était allé fouiner dans ce que je ne voulais plus savoir. En écrasant l’enveloppe de tout mon poids, j’ai mesuré la hauteur de la pile de feuilles: un pouce. Je l’ai décachetée pour tâter le papier. Épaisseur normale, pas de couverture cartonnée, un pouce de douleur sur du papier ordinaire en partie recyclé. J’ai remballé le tout.
Claudine était restée à la maison avec son beau plâtre tout neuf. Son bras fracturé ne l’empêcherait pas de travailler, mais elle prenait un peu de repos pour se remettre de ses émotions. Je l’ai appelée pour prendre de ses nouvelles et lui raconter comment j’avais réussi à ruiner ce qu’il me restait de vie en l’espace d’une pause-café. Je n’y peux rien, je suis une femme plate mais efficace.
17 Où je regarde l’enveloppe et mange de la tarte aux pommes.
De retour chez moi, j’ai délibérément laissé l’enveloppe dans la voiture. Je voulais réfléchir à ce qui se passerait si je l’ouvrais. J’avais besoin de tâter les parois de l’abîme avant de m’y jeter.
Il était près de minuit quand je suis sortie en robe de chambre pour aller la chercher, terrorisée à l’idée qu’un voleur tombe dessus et se mette à étaler ma vie de cocue sur les réseaux sociaux. Je n’avais aucune idée de ce que contenait cette foutue enveloppe. C’est là que j’ai vu les Nadaud dans leur cuisine, éclairée comme en plein jour. Ils mangeaient, avec quelque six heures de décalage par rapport à la norme. Malgré le froid et ma tenue inconvenante, je suis restée plantée dans mon stationnement à les regarder manier couteau et fourchette pour découper leur nourriture. Des êtres humains ordinaires mangeant normalement dans une scène des plus étranges. Il fallait que j’aille voir ça de plus près. J’avais l’excuse parfaite.
C’est M. Nadaud qui est venu répondre.
«Bonsoir!
— Bonsoir.
— Je tenais à m’excuser pour la souffleuse à feuilles. Je vais vous la remplacer.
— Ce sera pas nécessaire, je l’ai bizounée un peu pis à marche comme une neuve.
— Ah! Tant mieux! Mais je m’excuse quand même d’avoir tiré dessus comme une sauvage, j’ai pété les plombs…»
Sa femme venait d’apparaître derrière lui. Elle tenait le col de son chandail comme le font les dames d’un certain âge qui ont peur de prendre froid.
«C’est correct, on le sait que vous filez pas fort de ce temps-là, c’est pas drôle ce qui vous arrive, on comprend ça.
— C’est gentil.
— Excusez-le, lui aussi, y est tellement fatigant avec son gazon, c’est une vraie maladie. Moi, j’aurais fait comme vous, madame Valois… oh! s’cusez, vous avez dû reprendre votre nom de fille.
— J’ai jamais pris celui de mon mari. Le mien, c’est Delaunais. C’est pas grave.
— Prendriez-vous une petite pointe de tarte aux pommes? Je viens de la sortir du four.»
Et c’est comme ça que je me suis retrouvée dans la cuisine des Nadaud, à 0 h 13, en robe de chambre, en train de parler météo et de manger de la tarte aux pommes. J’avais l’impression de jouer dans une scène de film surréaliste, à la David Lynch. Si leur chat s’était mis à parler, je n’aurais pas été étonnée.