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«Vous aviez oublié quelque chose d’important dans votre voiture?

— Oui, un dossier.

— Dans une enveloppe brune? Ha! Ha! S’cusez.

— Non non, est bonne! Mais c’est pas de l’argent, c’est un dossier top secret.

— Faut pas prendre de chance avec les voleurs, surtout si c’est top secret.

— Je peux vous poser une question indiscrète?

— Oui.

— Est-ce que vous mangez toujours aussi tard?»

Ils se sont lancé un regard gêné, comme si je venais de leur demander quelque chose de vraiment intime, s’ils partageaient encore leur lit, par exemple.

«Depuis un bout de temps, oui. C’est venu petit à petit, après notre retraite.

— On s’en est pas vraiment aperçus.

— Comme on avait plus de raison de se lever, on a fini par étirer ça de plus en plus tard.

— Pis par se coucher de plus en plus tard. Vu qu’on peut maintenant enregistrer les émissions, on les écoute quasiment toutes.

— Vous suivez les séries américaines?

— Oh oui! On est dans Games of Thrones de ce temps-là.

— On passe notre temps à se demander ce qui va se passer.

— Fait que les jours sont devenus des nuits, pis vice-versa.

— Une vie d’ados, finalement?

— Peut-être, oui. On a pas eu d’enfants.

— Pis on travaillait déjà, quand on était ados.»

Ils ont regardé leurs mains, le plancher, puis sont revenus à la table, comme si leurs pensées avaient besoin de faire un chemin de croix avant de pouvoir être exprimées.

«J’ai été obligée de me faire enlever l’utérus l’année de notre mariage.

— Pardon. J’suis désolée.

— Y a pas de mal. Ça fait longtemps.»

On sentait, à la façon dont les mots tombaient, qu’ils avaient été prononcés trop souvent, jusqu’à se vider de leur sens.

«S’cusez la robe de chambre, c’est pas ben chic, j’étais déjà couchée quand j’ai pensé à… au dossier.

— S’cusez nos habits de semaine, sont pas ben chics non plus.»

Je me suis alors souvenue que les Nadaud avaient cette étrange habitude de porter toujours les mêmes vêtements selon les jours de la semaine. Il était facile d’établir leur calendrier. C’est Alexandre qui m’avait fait remarquer ça dès les premiers temps de leur arrivée, une quinzaine d’années auparavant (avec le profit réalisé en vendant leur maison en ville, ils s’étaient magasiné un coin de banlieue tranquille en prévision de leur retraite). Ce jour-nuit là, ils en étaient aux «habits» du lundi: pantalons gris et chandails marine pour tout le monde. Les hauts et les bas, bien que très différents, étaient toujours de la même couleur. Question lavage, ça devait être très pratique; question goût, fallait repasser. De plus, la taille de leurs vêtements n’allait pas du tout: ou ils avaient engraissé sans s’en rendre compte ou leurs vêtements avaient rapetissé au séchage. Mais dans une scène improbable où des voisins réconciliés discutent en pleine nuit d’un utérus perdu jadis, autour d’une tarte aux pommes, on se fout complètement des vêtements.

«En fait, je venais aussi vous dire que j’accepte votre proposition pour le gazon. Ça m’aiderait beaucoup. Mais je tiens à vous payer.

— Pas question! Ça va me faire plaisir! C’est un service entre voisins.»

C’est faux: j’étais venue me camper coûte que coûte sur ma position quant au foin, mais cette tarte partagée dans un univers de solitude abyssale avait fait fondre mon entêtement. Même si je déteste profondément ce mot, je crois que c’est celui qui convient: j’ai eu pitié d’eux. L’ennui, épais comme du goudron, engluait leurs mouvements et leur voix. Tout était terne et gris autour d’eux, du petit bibelot de chat au tableau représentant un bouleau dans une morne plaine, fixé sur un mur beige. Dans quelques années, on les retrouverait momifiés dans leur cuisine, dans des habits de semaine ennuyeusement assortis, complètement délavés. Et moi qui leur avais fait des misères pour du gazon.

Dans le froid mordant de la nuit qui m’attendait dehors quand je les ai quittés, je me suis sentie drôlement vivante. Je suis même restée un moment au milieu de mon foin, en fermant les yeux pour me projeter loin dans l’espace et le temps, au milieu d’une plaine sauvage. La chaleur retenue par mes vêtements fuyait doucement, molécule par molécule. Si je restais bien tranquille, sans opposer de résistance au vent, je me désintégrerais peut-être jusqu’à ce que mes os saupoudrent le décor d’une pellicule neigeuse. Disparaître ainsi, ce serait bien. Aussi facile que seraient difficiles les recherches pour me retrouver. Je serais partout et nulle part.

Durant les jours qui ont suivi, j’ai caché l’enveloppe en différents endroits, croyant que j’arrêterais d’y penser si je l’enfouissais toujours plus profondément dans le ventre de ma maison. Après avoir essayé toutes les penderies, le fond des armoires, la sécheuse, les matelas, les bibliothèques, les classeurs – suivant cette logique qu’une feuille n’est jamais mieux cachée que dans une forêt –, j’ai fini par trouver l’endroit idéal, même un peu trop parfait: dans le trou que j’avais fait par «inadvertance» dans le mur du salon en mettant mon divan en pièces. J’ai roulé l’enveloppe pour la glisser dans le trou. Une fois passée, elle s’est redéployée avant d’aller choir quelques pieds plus bas, entre deux montants du mur. À moins de défoncer le mur jusqu’au plancher, il me serait impossible de la récupérer. Et comme les enfants s’amenaient samedi, ce n’était pas le temps de faire de nouveaux aménagements.

Ji-Pi est revenu au bureau jeudi, comme prévu. Josée-Josy s’est levée pour me recevoir.

«Bonjour, Diane!

— Bonjour, Josée!»

Une grosse ride d’agacement est apparue entre ses yeux beaucoup trop maquillés. Elle ne voulait pas de son vrai nom, ça se voyait. Je souriais le plus naturellement du monde, pour jouer à l’innocente. Je savais fouiner, moi aussi.

«Jean-Paul est de retour?

— Oui, mais, là, y est au téléphone. Veux-tu repasser plus tard? Aimes-tu mieux l’attendre?

— Non, merci.»

Et le beau Ji-Pi de se pointer dans le cadrage de la porte au moment où je tournais les talons.

«Allô! Tu venais me voir?

— Juste si t’as deux minutes.

— Josy, voudrais-tu prendre les messages pour les prochaines minutes?

— Hum hum.

— Merci.»

Une fois assise dans son bureau, il m’a semblé qu’il aurait été préférable que je lui envoie seulement un message.

«Merci pour les bulles et le vin. Vraiment, c’était trop.

— J’aurais pas dû?

— C’est ça, t’aurais pas dû.

— Ça m’a fait plaisir, vraiment. Je savais pas si t’aimais le vin.

— Ah oui, beaucoup, beaucoup. Je les ai bues avec Claudine.

— Claudine?…

— Des ressources humaines, Claudine Poulin.

— Ah! Oui. Chouette fille.

— Oui, vraiment. On a fini à l’hôpital après les deux bouteilles…

— Hein? Trop soûles?

— Non non, oui, un peu, mais c’est une longue histoire… tu connais Flashdance?

— Euh… comme dans What a Feeling!

— Tu connais ça?

— Ben oui!

— C’est une affaire de filles, ça!

— Justement, j’aimais beaucoup les filles à cette époque-là, donc «j’aimais» ça.

Wise, le gars.

— Mais pourquoi l’hôpital?

— Claudine s’est fracturé l’avant-bras en tombant.