Même si le bonheur de les avoir tous avec moi ce soir-là m’a presque fait oublier que j’étais malheureuse, chacun de leurs gestes empressés me le rappelait, chacune de leurs petites attentions cachait mal leur envie de me faire du bien, de me consoler. D’ailleurs, aucun d’eux ne m’a fait de commentaires sur les meubles manquants ou déplacés, même si le gros bahut de l’entrée a fini à la place de feu notre divan, au beau milieu du salon, défiant visiblement toute forme de bon goût. On me servait de l’eau, du vin, des canapés, comme si je n’avais plus de jambes. On me tendait une nouvelle serviette de table chaque fois que je me salissais les doigts. Je crois qu’on m’aurait accompagnée aux toilettes si je l’avais demandé. J’étais une victime, la mère abandonnée dans la maison familiale, celle qui restait derrière. Leurs yeux pesaient sur moi comme des chapes de plomb que j’essayais de repousser à coups de sourires et d’anecdotes amusantes pour leur montrer que j’allais bien. Les histoires de souffleuse à feuilles et de bras cassé ont bien diverti mes aidants naturels.
Nous nous apprêtions à passer à table quand Dominic s’est pointé. Je n’ai jamais compris ce que Charlotte lui trouve. C’est un gars gentil, dévoué, mais un peu mou, comme s’il avait une ossature en caoutchouc. Du temps, lui, il en a. Il lance du «mollo» à tous ceux qui parlent ou bougent trop vite à son goût, se déplace comme s’il voulait ralentir la marche du monde, ce qui produit généralement sur moi l’effet contraire: il me stresse. Mais comme les goûts de Charlotte ne me regardent pas, je me contente de soutenir ma fille dans sa relation tourmentée avec lui.
C’est par ailleurs un ardent défenseur des animaux. Il travaille au front, sillonne la région à bord de sa camionnette pour recueillir les animaux signalés. Il ramène de tout: des tourterelles, des chiens, des serpents, des lémurs, des tarentules, alouette. Quand on lui en donne la chance, il peste contre la cruauté et la barbarie du genre humain. Certaines de ses histoires sont très convaincantes et peuvent même couper l’appétit. Ce côté sauveur, je l’avoue, a son charme.
Je me suis un peu inquiétée quand je l’ai vu entrer avec une cage. Il nous ramenait peut-être un truc venimeux, un lézard sans queue, un hamster aveugle sans pelage. Une chose sensible et forcément maganée.
«Allô, Dominic!
— Salut, Didi!»
Je n’ai jamais eu besoin de lui demander de me tutoyer. Il m’a servi du «Didi» dès notre deuxième rencontre.
«Bon, qu’est-ce que tu nous rapportes aujourd’hui?
— Attends, maman! Attends! Laisse-moi t’expliquer quelque chose avant.»
Charlotte s’est précipitée vers nous, a attrapé la cage et l’a déposée à ses pieds en cachant le grillage pour qu’on ne puisse pas voir ce qu’il y avait à l’intérieur. J’ai eu très peur. Elle tenait à ce qu’on l’écoute avant de regarder.
Sans trop nous surprendre, elle nous a raconté l’histoire d’un chat qui se fait frapper par une automobile, qu’on croit mort, mais qui ressuscite dans le sac où on l’a jeté. Le chat déchire le sac et tente de revenir chez ses maîtres, mais ceux-ci ont la peur de leur vie: ils ont vu le film Pet Sematary, d’après Stephen King, et croient que le chat est un genre de zombie revenu d’entre les morts pour les tuer. Ils veulent donc qu’on vienne le chercher pour l’euthanasier, car le chat, gravement blessé, refuse de quitter leur balcon. Dominic va le chercher, promet de le faire piquer (un mensonge pour que les propriétaires puissent dormir tranquilles) et le ramène au refuge. Le vétérinaire de garde accepte de le soigner et lui donne une deuxième vie. Ou une deuxième série de neuf vies, la science n’est pas encore parvenue à se brancher là-dessus.
«Le chat est maintenant guéri, c’est un beau petit mâle d’à peine un an. Y est castré, vermifugé, vacciné. Pis y est adorable, super colleux, super doux…
— Yééé! Un chat!
— On veut le voir, on veut le voir!
— Sors-le!»
On ne peut pas le nier, Charlotte est une fille intelligente. Elle savait très bien que la seule façon de m’imposer un chat serait de le faire devant tout le monde, au moment où je ne pourrais ni m’emporter ni tenter d’argumenter sans me faire bombarder de contre-arguments tous raisonnables et sensés. C’est bien connu, la zoothérapie fait un bien fou aux malades.
Charlotte a doucement ouvert la porte et le chat s’est avancé, un peu effrayé par la présence oppressante de la petite foule massée autour de la cage. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui n’allait pas avec ce chat, son pelage gris et noir rendait confus ses mouvements.
«Hon! Y a juste trois pattes!
— Oh! Pauvre tit!
— Hein?
— Hon…»
Il ne suffisait déjà pas que ce soit un chat, il fallait en plus qu’il n’ait que trois pattes. Sa difformité était à la fois attendrissante et dégoûtante. Si je l’avais mis dans un sac-poubelle en le croyant mort, je n’aurais pas aimé le voir en sortir. Il a fait quelques pas hors de la cage et s’est arrêté, déposant son demi-arrière-train sur le tapis, comme un bibelot cassé.
«Hoooon! Trop cute!
— Wow! Le beau petit chat!
— C’est quand même un peu dégueulasse.
— Antoine, franchement!
— Je trouve ça bizarre.
— Vous allez voir, y est super fin!»
Charlotte m’a souri avant de me murmurer: «Inquiète-toi pas, je repars avec tantôt.» Elle a subtilement détourné les yeux quand je lui ai demandé ce qu’en penseraient ses colocs.
Je ne suis pas allergique aux chats, ni aux chiens ni à rien d’ailleurs – j’ai une légère intolérance aux souffleuses. Si nous n’avons jamais eu d’animaux du temps des enfants, c’est parce que Jacques trouvait qu’ils compliquaient inutilement la vie. Il déteste les poils qui se plantent dans les tissus, se glissent dans la bouffe et forment des boules qui roulent sous les meubles. Je n’ai jamais insisté. Jusqu’à l’arrivée de Charlotte, j’avais même oublié que j’aimais les chats.
Steve – oui, c’est son nom, sans blague – n’a plus posé l’une de ses trois pattes par terre de toute la soirée; il aurait pu être un chat-tronc que ça n’aurait rien changé. On se donnait presque des numéros pour avoir son tour de le prendre. Le souper s’est transformé en soirée de contes dans lesquels les chats étaient à l’honneur. Grâce à Facebook, tout le monde connaissait – ou subissait – des tonnes d’histoires de chats. Entre les histoires de bébés trop mignons avec une forme de cœur entre les deux yeux se glissaient celles d’accouchements de chattes dans la litière, de chats cons coincés sous le capot d’une voiture ou dans le tuyau d’échappement, de superchats qui avaient sauvé un enfant, une femme, un chien, alouette. Quand Malika a raconté que la grand-mère d’une amie avait tué deux bébés chats en déboulant les escaliers – ils aimaient se coucher sur le tapis des marches de la descente du sous-sol –, j’ai ri à en pleurer, malgré le drame et la moue scandalisée de Charlotte, ma grande sensible de future vétérinaire.