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La conversation a ensuite tout naturellement glissé sur la vie de chacun, avec son lot de bonheurs et de petits malheurs. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien. L’air atteignait enfin le fond de mes poumons, le petit bout inaccessible depuis quelques mois. Ce serait bon pour la course.

Quand mes grands étaient petits, je m’émerveillais chaque jour de les retrouver en vie à la fin de la journée. Ils auraient pu se faire frapper, enlever, blesser, mais non, suivant mes désirs les plus chers et mes prières adressées au dieu du hasard, ils m’étaient toujours revenus intacts, à quelques égratignures près. Maintenant que leur destin m’avait en partie échappé, cette peur viscérale s’était doublée d’une forme de reconnaissance; je savais que j’étais fabuleusement chanceuse de les voir vieillir. Vingt-cinq ans plus tard, autour de la même table, les petits riens de nos vies continuaient de nourrir notre folklore familial qui gagnait de nouvelles voix avec les couples qui se formaient. Et qui se déformeraient un jour, immanquablement. Je n’avais jamais été aussi émue devant ma propre table. Bon, dans un monde idéal, il n’y aurait pas eu de cellulaires, mais les défauts ont ceci de bien qu’ils permettent de mieux voir les qualités du reste.

Nous n’avons pas parlé de Jacques ni de ce qu’impliquerait la scission de la cellule souche; l’organisation des fêtes, des événements spéciaux et des visites deviendrait un casse-tête. On passerait le pont quand on y serait. Pour l’instant, nous n’étions pas prêts à court-circuiter le fragile équilibre de notre nouvelle vie. Ils souffraient, eux aussi, forcément, et ils auraient besoin de temps pour apprendre à se faire une nouvelle banque de souvenirs, à nous aimer dans des tableaux séparés. Pour combler l’absence de Jacques à la table, ce soir-là, j’avais remplacé son couvert par le pain, le beurrier, les fleurs, les bouteilles de vin, le pichet d’eau. Je retrouvais là l’espace perdu avec la disparition du buffet de sa mère. Tout était parfait.

Quand est venue l’heure de partir, Alexandre et Justin m’ont serrée très fort, en sandwich, sans dire un mot, ce qui m’a quand même mis la larme à l’œil. Antoine m’a dit qu’il viendrait s’occuper de la cour dès qu’il trouverait le temps de le faire – je ne lui ai rien dit pour M. Nadaud, je voulais qu’il croie que je comptais sur lui – et Charlotte y est allée de la grande classique.

«Est-ce que je peux te laisser le chat un peu, juste le temps que j’en parle aux filles?

— Me semblait aussi…

— C’est parce qu’y a fallu que je le prenne tout de suite, y voulaient le mettre en adoption, tu comprends…

— Mais oui, je comprends, laisse-le-moi le temps que tu t’organises.

— Merci maman! Merci ma petite maman! T’es fine, t’es fine, t’es fine!»

Petite, elle nous avait ramené tout un tas d’animaux plus ou moins malcommodes, plus ou moins puants, parfois trouvés – tourterelle, mulot blessé trop mignon, bébé écureuil tombé d’un nid, etc. –, d’autres fois donnés par des amis – chien, chat, lézard, furet, etc. –, et dont nous avions dû nous débarrasser par des ruses et des entourloupettes qui l’avaient chaque fois blessée. Son choix de la médecine vétérinaire n’a étonné personne.

«Dominic a de la bouffe pis une litière dans le camion.

— OK, vous aviez monté tout un plan!

— Si tu dis que tu peux pas ou que tu veux pas, c’est correct, je vais m’arranger.

— Comment?

— Euh…

— C’est correct, ma cocotte. Pis c’est juste pour un temps, comme tu dis.

— Oui oui, je le prends dès que les filles me donnent le go.

— Est-ce qu’y peut monter les escaliers?

— Oui, c’est un peu long, mais y est capable. Y se déplace comme un chat normal.

— Est-ce qu’y prend des médicaments?

— Non, y est guéri, c’est bien cicatrisé. Surveille quand même, mais tout est beau.

— Y fera pas pipi partout?

— Non, y est habitué à la litière.

— Pour la nourriture, combien je lui en donne?

— Y a une mesure dans le sac, tu lui en donnes une le matin pis une autre le soir.

— Mais si je rentre pas un soir?

— Oh! As-tu quelque chose à nous annoncer?»

Son visage s’est illuminé, ses petites mains se sont jointes en prière. Elle aurait vraiment aimé que j’aie une bouée de sauvetage. Mais je ne pouvais pas lui avouer que j’avais eu chaud quand Ji-Pi s’était approché de moi pour m’ouvrir la porte, elle m’aurait prise en pitié. Et je ne voulais surtout pas lui avouer ce que je croyais dur comme fer à ce moment-là: je n’aurais jamais plus de vie amoureuse.

«Je vais manger au restaurant avec Claudine, des fois.

— Ah! C’est pas grave, mets deux mesures le matin, dans ce temps-là.

— Y va dehors?

— Non, pas encore, y lui manque un vaccin.

— De toute façon, y se ferait bouffer tout cru.

— Mais non, y est super futé.»

Quand ils sont partis, ma cuisine reluisait comme si j’attendais des acheteurs potentiels. J’avoue, l’empathie de mes enfants pour ma condition de victime présentait certains avantages.

Steve le chat m’a suivi à l’étage, s’est couché sur le tapis moelleux de la salle de bain pendant que je me démaquillais, s’est ensuite glissé avec moi dans mon lit, sur mon oreiller, en ronronnant. J’ai regardé de très près la cicatrice sans poil de sa patte perdue pendant qu’il me léchait le front. J’ai su, à la minute où il s’est roulé en crevette dans mon cou, que tout ça n’était qu’un piège dans lequel j’étais tombée comme une débutante.

«T’aimes ça, t’appeler Steve?

— …

— C’est pas un nom pour un chat, Steve.

— …

— On va essayer autre chose.»

J’ai mis trois jours à lui trouver le nom idéal. Trois jours pendant lesquels le piège s’est doucement refermé sur moi: j’avais hâte de rentrer pour retrouver mon trois quarts de chat.

«Chat de Poche. Parce que tu me suis comme un chat de poche. T’aimes ça?

— …

— Pas grave, c’est ton nom pareil à partir de maintenant.

— …

— Un nom avec une particule, t’es pas mal chanceux.»

Et c’est comme ça que j’ai commencé à parler aux animaux.

«Pis?

— Mais non, je l’ai pas ouverte encore.

— Ben voyons! Prends-la pis ouvre-la tout de suite.

— Je peux pas, je l’ai mise dans le mur.

— Comment ça, dans le mur?

— Je l’ai pliée pis je l’ai foutue dans le trou du mur, dans le salon.

— Va la chercher!

— Je peux pas, le trou est à peu près à trois pieds de haut pis l’enveloppe est tombée dans le fond.

— Si tu rentres ton bras, tu peux pas l’atteindre?

— Non. Faudrait agrandir le trou vers le bas.

— Agrandis-le. De toute façon, va falloir que tu fasses refaire ce bout de mur là.

— Je peux pas.

— Pourquoi?

— Parce que le gros bahut est devant le trou.

— Pousse-le.

— Je peux pas toute seule, y pèse une tonne.

— Comment y est arrivé là?

— Charlotte m’a aidée, hier soir.

— OK. T’es vraiment décourageante.