— J’suis pas prête. J’ai pas la force.
— OK, on ferme ce dossier-là pour l’instant. As-tu rappelé Jacques?
— Non, j’ai dit le 23.
— Mais t’es pas curieuse?
— Curieuse de quoi? Pour le divorce?
— Peut-être que c’est pas ça.
— Si y avait l’intention de me reconquérir, je le saurais.
— Euh… oui.»
Si je lui avais dit que je n’en avais pas encore fini avec mes ridicules espoirs de son retour, elle serait venue chez moi défoncer le mur avec son plâtre.
«Ça va me faire chier, ce qu’y veut me dire, c’est certain.
— Bon, t’as raison, ça presse pas. On se voit demain.
— Tu reviens déjà?
— Les dossiers doivent s’empiler sur mon bureau depuis la semaine passée. J’aime mieux revenir avant de plus être capable de rattraper mon retard. Pis y m’ont câlée pour une grosse réunion ben importante.»
19 Où je découvre que certains abysses sont sans fond.
Le lendemain matin, au bureau, Johanne, la secrétaire de mon département, m’a accueillie avec des grosses rides verticales au milieu du front. La géométrie faciale de cette femme m’a toujours beaucoup impressionnée.
«Y a quelqu’un qui a appelé plusieurs fois pour toi. Quelqu’un qui veut absolument te parler. J’ai pas voulu donner ton numéro de cellulaire.
— Tu voyais pas son nom?
— Non, private caller.
— Un homme? Une femme?
— Une femme.
— Une femme? T’as pas reconnu la voix?
— Non.
— Jeune ou vieille?
— Ouf! Dur à dire. Entre les deux peut-être? Elle a dit qu’elle allait rappeler.»
Il y avait une jolie poignée de femmes qui me détestaient à présent. J’ai regardé le téléphone beige de mon bureau brun qui serait bientôt bordeaux – le caca d’oie n’avait pas été retenu: un seul vote. Suivant les conseils de Claudine, j’essayais de chasser mon angoisse en pensant à quelque chose de positif. Je me suis revue en train de faire la paix avec mes voisins autour d’une pointe de tarte. J’ai pensé au bras de Ji-Pi, à notre soirée bouilli réussie, à mon Chat de Poche.
Quand la sonnerie a retenti, j’ai saisi si brusquement le combiné que la base du téléphone a fait un vol plané de l’autre côté de mon bureau, me forçant à me coucher sur mes dossiers pour éviter que le serpentin caoutchouteux étiré au maximum ne coupe le contact en faisant sauter la prise.
«Oui! Diane Delaunais à l’appareil!
— Bonjour.
— BONJOUR!
— Faudrait que je vous parle.
— Vous êtes?
— Est-ce qu’on peut se donner rendez-vous?
— Euh… oui, quand?
— Le plus tôt possible.
— Tout de suite?
— Oui, je suis libre.
— Je vous attends, je suis à mon bureau.
— Je préférerais qu’on se rencontre ailleurs.
— Ailleurs? Ça va être compliqué pour moi.
— On peut se voir plus tard, après votre journée de travail, si vous voulez.
— Non! Je vais m’arranger. Y a un petit café qui s’appelle Café, boulevard René-Lévesque, juste à côté d’ici.
— Ça me va.
— Je peux être là dans dix à quinze minutes.
— C’est parfait.»
Et la femme d’un âge incertain a raccroché sans prendre le temps de me dire qui elle était ni comment nous allions faire pour nous retrouver. Elle connaissait mon nom, pour le reste, on s’arrangerait, j’imagine.
«Johanne, j’ai besoin que tu prennes les messages. J’ai rendez-vous avec la femme pas de nom.
— Celle du téléphone de ce matin?
— Oui.
— A t’a pas dit son nom?
— Non.
— Où ça?
— Au Café, à côté. Si j’suis pas revenue d’ici une demi-heure, envoie la police.
— Penses-tu que c’est dangereux?
— Ben non, je blague! Y est 9 h 15, pis on se voit dans un café bondé.»
N’empêche, en me dirigeant vers la femme mystérieuse, j’ai eu le temps de me conter des peurs. J’avais l’horrible pressentiment que l’enveloppe, malgré tous les stratagèmes dont j’avais usé pour l’éviter, allait s’ouvrir d’elle-même.
Claudine était en réunion. Je lui ai tout de même laissé un texto pour lui dire que j’allais à la rencontre d’une femme peut-être tueuse en série. Ça ferait une personne de plus pour s’inquiéter si je ne ressortais pas du Café vivante. Je me voyais déjà dans une baignoire, un rein en moins.
Dans le café, mes yeux sont presque tout de suite tombés sur la femme en question; elle se tenait droite, calme, sans bouger, les mains croisées devant elle. Contrairement aux autres, elle ne pianotait pas nerveusement sur un téléphone ou un ordinateur. J’imagine que j’ai une tête de Diane Delaunais. Elle m’a montré la place libre face à la sienne, sans me tendre la main. Son attitude un peu froide m’a tout de suite mise en confiance: elle ne cherchait pas à m’amadouer. Elle ne venait pas me demander pardon de s’être envoyé mon mari pendant que j’étais concentrée sur mon petit bonheur trop tranquille. Au contraire, cette femme-là m’en voulait.
Elle a poussé un grand soupir en s’asseyant. Ses lèvres ont pris le pli très discret d’un sourire que j’ai deviné aux fines rides qui sont apparues autour de ses yeux. C’était une très belle femme. Une Kate Winslet d’un autre âge. Beaucoup trop vieille pour les nouveaux goûts de Jacques.
«Je m’appelle Marie.»
Une belle femme avec un beau nom. Certains naissent comme ça.
«Diane Delaunais.
— Je sais.
— On se connaît?
— Indirectement, oui.»
La bombe ne tarderait pas à me tomber dessus. Nous étions liées par quelque chose de profondément désagréable, je le sentais. Si elle s’arrêtait là, ma vie ne basculerait peut-être pas; si elle continuait, elle pourrait m’achever avec quelques mots assassins.
«On porte les mêmes.»
Elle a fait glisser ses jambes pour les libérer de sous la table et me montrer ses belles bottes bleues.
«Oh! Mon Dieu! Vous êtes la femme de Ji-Pi?»
Sa lèvre s’est mise à trembler, ses yeux se sont embués.
«Oui.»
Alors que j’ai souri à pleines dents, j’avais l’impression qu’elle allait s’effondrer.
«Qu’est-ce qui se passe?
— J’ai eu un appel.
— De qui?
— Anonyme.
— Oh! Comme dans les films.
— …
— Et?
— J’ai eu un appel de quelqu’un qui… de quelqu’un qui m’a dit que… on m’a dit pour vous et Jean-Paul.
— QUOI?»
J’ai eu un furtif moment de doute, une demi-seconde de panique. Mon histoire avec Ji-Pi, pour autant qu’on puisse parler d’histoire, ne s’était déroulée que dans la série de boyaux gélatineux qui me servaient de cerveau, sous une calotte osseuse très hermétique.
«Qu’est-ce qu’on vous a dit, au juste?
— Qu’il vous avait offert les mêmes bottes.
— Non! Ben non! Je les ai achetées sur Internet…
— Avec du vin pis une carte.»
Elle a mis ses mains devant sa bouche, comme si elle avait roté sans le vouloir. La douleur lui brûlait l’estomac.
«OK, Marie, on va démêler l’affaire. Vous chaussez du 8.
— …
— Comme moi.
— …
— Quand Jean-Paul m’a demandé où j’avais pris mes bottes, qu’il trouvait belles, je les ai enlevées, les lui ai données, pis je me suis sauvée en courant… pfff… c’était tellement niaiseux… pfff… pis j’suis partie du bureau en pieds de bas… pfff…»