Mes nerfs lâchaient, je riais comme une folle. Kate Winslet me regardait comme si j’étais une demeurée. Toutes les femmes sont folles, Marie, toutes. On est toujours la folle de quelqu’un.
«Après, il me les a ramenées dans un grand sac-cadeau avec une bouteille de vin dans chaque botte, pour me remercier. Y vous avait commandé les mêmes! C’était facile avec la marque pis le numéro du modèle.
— On m’a dit que vous vous donniez des petits rendez-vous.
— Qui t’a… tu permets qu’on se tutoie… qui t’a dit ça? On parle encore de l’appel anonyme?
— Peu importe.
— Au contraire, ça importe, parce que la personne qui t’a dit ça m’en veut, pour une raison ou une autre, pis cherche à me faire du trouble juste pour se venger. Y a des gens comme ça, c’est malheureux, mais c’est de même. Je pense savoir qui t’a appelée.
— Peut-être, mais…
— J’ai jamais vu Jean-Paul en dehors du bureau de toute ma vie, y s’est jamais rien passé entre lui pis moi, pis y se passera jamais rien, je te le jure sur la tête de mes enfants. Je sais même pas si on s’est déjà donné la main. Regarde-moi, Marie, j’ai quarante-huit ans – bientôt quarante-neuf –, mon mariage vient de me péter dans la face après vingt-cinq ans. Quand j’suis pas trop déprimée, je démolis ma maison avec une masse, entre deux brosses au vin blanc, comme une vraie folle finie. Penses-tu que ton chum pourrait tomber pour une femme comme moi?
— … je sais pas…
— Penses-tu que ton chum aurait envie de baiser une femme comme moi?»
Cette fois, elle a tout lâché pour me regarder, vraiment. Ses yeux ont suivi la courbe sinueuse de mon nez aquilin, plongé dans les profondes rides de mes joues, et glissé sous mon menton moelleux. J’ai souri quand elle est revenue à mes yeux, cerclés d’une fatigue mauve, désormais irréparable. J’aurais préféré qu’elle ne réponde pas.
«Non.
— Évidemment, pfff…
— Pfff… pfff…»
Le rire, ce grand péteur d’abcès, est venu nous dépêtrer de cette conversation beaucoup trop lourde pour un lundi matin. C’était d’un comique si triste que j’ai versé quelques larmes faciles à confondre avec ce qu’elles n’étaient pas. Les siennes aussi cachaient autre chose, une forme de délivrance. Maintenant qu’elle riait, je voyais encore mieux combien elle était lumineuse.
«As-tu déjà douté de ton chum avant cet appel-là?
— Non, jamais.
— Ben continue. Un gars qui se démène autant pour t’acheter des bottes italiennes de ce prix-là, c’est un gars amoureux.
— Oui…
— As-tu déjà travaillé dans une grosse boîte pleine d’employés enfermés dans des bureaux à longueur de journée?
— Non, j’enseigne au primaire.
— Wow! Une héroïne, en plus!»
Nous nous sommes laissées sur une poignée de main sincère. J’étais pressée de rentrer au bureau pour régler quelques comptes.
«Des messages, Johanne?
— Pis pis pis? C’était qui?
— Je peux vraiment pas te le dire, mais je te jure que c’est vraiment pas important. Disons juste qu’y a eu une petite méprise.
— Bon, tant mieux, j’étais quand même inquiète. Pas de message pour toi. Mais ça dérougit pas à matin, je sais pas ce qui se passe.
— Parfait. Je descends voir Josée deux minutes, pis je remonte tout de suite.
— Josée qui?
— Josy.
— Ah?
— C’est son vrai nom, Josée.
— Pour vrai?
— Oui madame.
— C’est drôle, j’aime mieux Josée.»
J’ai pris les escaliers pour me rendre au quatrième. Il fallait que je me calme, que je me contrôle. Avec du recul, je crois que j’aurais dû prendre le temps de descendre jusqu’au sous-sol et de remonter lentement, très lentement.
Fidèle à son habitude, Josée m’a fait un faux sourire avant de me demander, avec une amabilité aussi vraie que ses ongles, si elle pouvait m’aider. Elle portait un magnifique veston blanc coquille d’œuf.
«Oui, tu peux m’aider. Est-ce que Jean-Paul est là?
— Non, y est en réunion avec les patrons. Y devrait pas tarder. Voudrais-tu…»
J’ai donné une grande tape du plat de la main sur son bureau. Tout ce qui s’y trouvait a fait le saut. Son petit berger en porcelaine archikitsch a piqué du nez et son verre en plastique censé passer pour du cristal a lâché tous les crayons qu’il contenait. Comme sa tasse avait tenu bon, j’ai mis mon doigt dans son café pour en vérifier la température – tiède, parfait! –, j’ai attrapé la tasse par l’anse et lui ai balancé le contenu. En visant le veston blanc. En bon collaborateur, le tissu a absorbé une bonne partie du liquide. Le reste s’est répandu autour en un splash savoureux.
«Oups!
— AAAAAH! T’ES FOLLE!»
Sur les revers de son veston qu’elle s’est mise à frotter vigoureusement, les mouchoirs se désagrégeaient au contact du tissu mouillé. Je me suis approchée en serrant les dents, l’index pointé vers son nez poudré.
«La prochaine fois que t’auras le goût de faire ta maudite langue sale, espionne un peu mieux.
— Ça restera pas comme ça! Oh non!
— Non? Tu veux que je dise à Ji-Pi que t’as fait un appel anonyme à sa femme pour y planter un couteau dans le dos?
— Maudite vache!
— J’espère que ton CV est à jour, grosse bitch.»
Et sur ces bonnes paroles, je suis retournée au cinquième étage en sifflotant un air de Joe Dassin. «Les petits pains au chocolat, la la la la!» Cette journée prenait une tournure plutôt amusante. C’était à peine l’heure de la pause et je venais de vivre plus d’émotions que j’en éprouvais jadis pendant toute une année. C’est ce qui est bien quand on est plate: le moindre petit rien devient une aventure captivante.
Claudine m’avait laissé trois textos urgents qui me sommaient de venir la voir le plus tôt possible. Sa grosse réunion venait de prendre fin. J’ai pratiquement couru jusqu’à son bureau où je suis entrée en trombe.
«Hé! Pis, le bras, comment ça va à matin?
— Ça va.
— Good! Écoute ben ça, tu me croiras pas: Josy a téléphoné à la femme de Ji-Pi pour lui dire qu’on avait une aventure! Une aventure! I wish! La maudite vache – elle vient juste de me traiter de maudite vache, fait que j’ai ben le droit –, la maudite vache avait ouvert le sac avec les bottes avant de venir le porter dans mon bureau, pis elle pensait que Ji-Pi me les avait offertes! Elle nous espionnait, la fouine! Chaque fois que j’allais le voir, elle s’imaginait qu’on se faisait des petits rendez-vous galants. Faut être fêlé pas à peu près pour inventer des histoires de même! Là tu te demandes comment je sais ça? Écoute ben: la femme de Ji-Pi elle-même m’a appelée ce matin pour qu’on se rencontre, mais je savais pas que c’était elle avant de la rejoindre au Café. J’ai eu tellement peur que j’ai dit à Johanne de m’envoyer la police si je revenais pas, ç’aurait pu être dangereux, je savais même pas qui je m’en allais voir, tu comprends, t’as dû avoir mon texto?
— Oui oui.
— Je me suis dit que ce serait plus prudent d’avoir deux personnes au courant. Rendue là, je l’ai reconnue facilement: on avait les mêmes bottes! J’ai tout de suite compris que c’était la femme de Ji-Pi! Pauvre elle, si tu y avais vu la face, anéantie, je te le dis, détruite… ça va?
— Hum hum.
— Fait que j’ai mis ça au clair assez vite, pis j’y ai demandé si elle pensait que son mari avait pu avoir une liaison avec moi… non, ben non, elle m’a répondu «non» de même, c’était quand même un peu insultant, aussi bien me traiter de grosse moche, mais peu importe, on a mis l’affaire au clair assez vite. Ah! si tu l’avais vue, Kate Winslet, je te jure, des beaux yeux intelligents… t’es sûre que ça va?»