Выбрать главу

Elle avait une tête de déterrée que je ne lui connaissais pas.

«Qu’est-ce qui se passe?»

L’histoire se répétait. Depuis 9 h, c’était la deuxième femme à qui je posais la question, pleine d’inquiétude.

«Claudine?»

J’ai su que l’heure était grave quand elle s’est levée pour venir s’asseoir à côté de moi, sur la deuxième chaise des plaintes, la moins usée des deux. Je ne pouvais plus respirer, elle allait m’annoncer qu’elle avait le cancer. Minimum.

«OK, parle. Tu m’inquiètes.

— Diane…

— PARLE!

— Restructuration.

— De qui? De quoi? Tu perds ta job?

— Non…

— Fiou! Tu m’as fait peur.

— …

— Quoi? Moi?»

Elle a hoché doucement la tête, comme pour freiner le choc de la nouvelle.

«Moi?

— Le tiers des postes. Y vont regrouper tous les services administratifs à Toronto.

— Le tiers des postes? Ça en fait du monde!

— Oui, beaucoup de monde à démolir, beaucoup…

— C’est toi qui fais les annonces?

— Y voulaient que je rencontre les employés deux à la fois, pour pouvoir flusher tout le monde en une semaine au lieu de deux.

— T’es pas sérieuse?

— Je les ai envoyés chier.

— Ça me surprend pas.

— Oui, y ont trop besoin de moi pour faire la job sale, je peux me le permettre. Y m’ont dit de pas m’inquiéter, qu’y avait une équipe de psychologues qui allait m’aider. Du beau travail à la chaîne: je leur annonce qu’y perdent leur job, y font leurs boîtes, pis y s’en vont brailler chez le psy.»

Ma vie commençait à prendre des airs de fin du monde. Je m’étais toujours imaginé qu’elle allait survenir avec un formidable tsunami, une boule de feu, quelque chose de spectaculaire. Mais elle déferlait sur moi sous sa forme la plus banale, par une série de mots assassins qui me donnaient envie de vomir: restructuration administrative.

«Je vais commencer à avoir pas mal de temps libre.

— Tu vas avoir un package de six mois.

— Su-per.

— Diane, je sais pas quoi dire…

— Y a rien à dire. Je t’envie pas.

— Osti que j’haïs ma job, des fois.

— Écoute, je pense que je vais rentrer chez moi tout de suite. J’suis fatiguée. Pourrais-tu faire mettre mes affaires dans des boîtes? Y se débrouilleront avec les dossiers. Le Murdoch sent la magouille à plein nez.

— Je m’en occupe. Je vais demander à Émile pour les boîtes.»

Elle s’est mise à pleurer quand elle m’a étreinte. Je ne me suis pas trouvé une seule petite larme. J’étais complètement sonnée.

«On va se voir pareil, Claudine.

— Je sais, mais quand même… me semble que la marde te lâche pas.

— Toi non plus.»

Quand je suis sortie de son bureau, je flottais en apesanteur sur le béton poli. Je me sentais comme une citrouille proprement vidée, prête à être entaillée. Si j’en avais eu la force, j’aurais fait un dernier brin de course sans bottes, mais je n’ai pas réussi à convaincre mes bras de rejoindre mes pieds pour les déchausser.

J’ai pris mon sac à main, mes clefs, mon manteau et suis partie sans rien ajouter. Ceux qui ont vu passer mon corps l’ont salué, j’imagine, moi, j’étais déjà loin, anesthésiée par la torpeur.

Puisque je n’avais absolument plus rien de pressant à faire, je me suis promenée en voiture, enfilant les autoroutes, les sorties, les boulevards et les rues inconnues comme on mange des chips en regardant la télé, sans compter. Si ce n’avait été de mon impérieuse envie d’uriner, je crois que je ne me serais jamais arrêtée.

En voulant revenir au Ultramar croisé quelques minutes plus tôt, placardé de pubs au néon et de propositions de bière pas chère, je me suis enfoncée dans une série de rangs numérotés qui ne menaient nulle part. Partout se déployaient des champs jaunes tout droit sortis d’un siècle lointain. Je ne savais même pas que des étendues pareilles existaient encore si près de la ville. Sur l’accotement de gravier qui bordait la route, j’ai ouvert les deux portières du côté passager pour m’en faire une toilette improvisée. Devant moi, des épis faméliques balançaient leurs feuilles croustillantes. J’ai relevé ma jupe, baissé mes collants et fait pipi, accroupie en petit bonhomme, l’arrière-train caressé par la bise glaciale, en tentant d’épargner, sans trop de succès, mes belles bottes bleues précieuses comme des alliances usagées. Malgré toutes mes précautions, de fines gouttelettes auréolées de vapeur ont profité du sol pour rebondir sur le cuir tout chaud de mes bottes qui noircissait au contact du liquide. Je n’avais plus fait ça depuis notre dernier voyage, à Jacques et moi, dans les Alpes suisses. À cette époque-là, j’étais encore très souple, donc tout à fait capable de tenir mes genoux à distance des rebonds. Je me suis essuyée avec mon foulard, que j’ai abandonné là, sur le liquide rapidement bu par la terre à demi gelée. Et quand j’ai été à nouveau assise sur mon siège de conducteur, j’ai retiré mes bottes et les ai envoyées valser dans le fossé. Notre histoire avait assez duré. Elles étaient irrémédiablement liées à la fin de mon mariage et pleines de pisse. Le fossé leur irait comme un gant.

À part une cabane en planches mal rabotées, plantée au milieu d’un champ, il n’y avait pratiquement rien. Des moineaux cotonneux sur les fils électriques, des corbeaux criards, peut-être un chat à trois pattes quelque part. Ces espaces vides étaient à l’image de ma vie. J’avais une âme de saison.

Le phylactère de ma boîte de textos était flanqué d’un petit «8». Claudine s’inquiétait. Il fallait que je la rassure tout de suite, avant qu’elle n’alerte l’armée, la gendarmerie et toute ma famille. Je suis revenue. Je n’avais pas particulièrement envie que mes enfants aient encore plus pitié de moi, ni besoin que Jacques se sente forcé de venir me secourir dans les bas-fonds de mon existence.

«Je me promène en voiture. Besoin de réfléchir. Tout est OK.»

«Appelle-moi, faut que je te parle.»

«Tantôt, promis.»

«Non, tout de suite.»

«À +»

J’étais comme une funambule sur la corde raide, concentrée à ne pas tomber. Lui parler maintenant risquait trop de me faire plonger.

Les collants n’ont pas été conçus pour être portés sans souliers. Les sillons des pédales pénétraient la plante de mes pieds comme des lames de mandoline. Avec l’engourdissement qui s’installait, je ne pourrais pas tenir longtemps. De toute façon, la jauge à essence indiquait que les choses, contre toute attente, pourraient encore empirer si je ne me sortais pas très vite de ce no man’s land. Dès que je rejoindrais la civilisation, je pourrais m’acheter une paire de n’importe quoi dans n’importe quelle épicerie qui vend pour trois fois rien des vêtements et des souliers fabriqués par des gens payés cent fois rien.

Deux kilomètres plus loin, sur le perron d’une petite maison verte, un vieil homme se berçait. Il portait une gabardine à carreaux matelassée, très Canadian Tire, et un casque de castor, queue pendouillante sur la nuque. C’était ma chance, Daniel Boone montait la garde. Je me suis rangée sur l’accotement et j’ai baissé ma vitre.

«Bonjour!

— …

— BONJOUR!

— Ah! Bonjour!

— Pouvez-vous me dire comment rejoindre l’autoroute?

— Pardon?

— L’AUTOROUTE, C’EST PAR OÙ?