— C’est vrai… J’AI PERDU MON TRAVAIL AUJOURD’HUI.»
Il a sorti de sa manche un mouchoir en tissu avec lequel il s’est d’abord essuyé la bouche, les yeux, puis mouché. Je me suis demandé si Mariette s’occupait de le laver de temps en temps. Sa couleur était plutôt inquiétante.
«Vous allez en trouver un autre. Vous êtes pas malade?
— NON.
— Quand on est en santé…
— MAIS ÇA PREND DES DIPLÔMES POUR TOUT FAIRE AUJOURD’HUI.
— Retournez à l’école, vous êtes toute jeune. Pis votre mari a toujours son travail, lui?
— Mon mari est parti.
— Hein?
— MON MARI EST PARTI.
— Parti où?
— Loin… loin loin…»
J’ai levé le bras et fait des vagues avec mes doigts pour mimer la distance.
«Y est mort?
— Non. Y EST EN PARFAITE SANTÉ. Peut-être trop, même.»
Et nous avons bu-mangé notre soupe en nous perdant dans nos pensées, jusqu’au fond du bol.
«Pour retourner sur la grand-route, faut rouler jusqu’au rang 7, tourner à droite, aller jusqu’au bout, là, vous prenez le chemin qui coupe devant l’église pis vous continuez jusqu’au panneau vert. L’église est encore là, mais c’est pus une église.
— DOMMAGE.
— Non! Bon débarras! J’ai jamais pu blairer ça, moi, des curés… pis regardez le banc qui est là, dans le fond. J’suis allé m’en quérir un quand y ont démantelé l’église. J’aurais ben mérité une rangée complète si j’avais compté tout l’argent que je leur ai donné.»
Je n’aurais pas rechigné à rester un peu, il devait avoir une formidable réserve d’histoires à conter. On aurait mis des heures, voire des jours, pour seulement faire le tour des photos encadrées.
«MERCI POUR TOUT.
— Reperdez-vous donc, une autre bonne fois, j’suis pas sorteux.
— VOUS AVEZ DES ENFANTS, VOUS?
— Oui.
— Y VIENNENT VOUS VOIR?»
Il a fait des vagues avec les doigts.
«JE VAIS VOUS RAPPORTER VOS PANTOUFLES.
— Non non, c’est un cadeau de Mariette. Ça y aurait fait plaisir. J’en ai un coffre ben plein.»
J’ai jeté un œil à mes pieds: j’avais étiré l’une des pantoufles pour y faire entrer mon pied et l’autre était si grande que je craignais de la perdre à chaque pas. Les couleurs étaient horribles, le matériau, rêche et inconfortable. Ça faisait des lustres qu’un cadeau ne m’avait pas autant émue.
C’est seulement une fois dans ma voiture que je me suis rendu compte que nous ne nous étions pas présentés. Qu’importe, au fond. Nos noms ne nous auraient rien appris de plus, sinon le goût de nos parents pour certaines sonorités plutôt que d’autres.
Je suis sortie de chez Adélard – il avait une tête d’Adélard – reposée, comme si je venais de faire une sieste. Une fois rendue à l’église, je me suis rangée pour appeler Claudine.
«C’est moi!
— Merde! Ça va? T’es où?
— Hum, dans une campagne quelconque, attends un peu, y a un panneau… non, ça le dit pas, en tout cas, je m’approche de l’autoroute.
— Qu’est-ce que tu fais?
— J’ai roulé un bon bout, je me suis perdue, j’ai dîné chez un vieux monsieur de quatre-vingt-quatorze ans…
— T’es allée sur Facebook?
— C’est quoi le rapport?
— Depuis quand?
— Depuis quand quoi?
— Que t’es pas allée sur Facebook?
— OK, t’es sérieuse avec ton Facebook? J’suis jamais retournée après ma bombe du printemps. Pourquoi tu me demandes ça?
— Merde…
— OK. Qu’est-ce qui se passe?
— Shit…
— Claudine…
— Appelle donc Jacques.
— On est pas encore le 23.
— Appelle-le quand même
— NON! CRACHE TOUT DE SUITE!
— Fffffffffff…
— ACCOUCHE!
— La pouffiasse est enceinte.»
Dans un réflexe insensé, j’ai regardé derrière moi pour évaluer les possibilités de revenir en arrière, de rembobiner les dernières minutes et de réintégrer le cocon douillet d’Adélard, suspendu dans le temps et l’espace. Mais j’en étais dans ma propre histoire comme Thelma et Louise quand elles comprennent qu’elles ont atteint le point de non-retour: j’allais devoir sauter et faire face à la musique, beat ou pas. Terrée chez Adélard, j’aurais pu boire du petit bouillon en regardant aller et venir les oies jusqu’à ce que mon corps me largue, mais branchée à un téléphone intelligent capable de me retrouver au fond d’une campagne perdue pour déverser sur moi son fiel empoisonné, je n’avais aucune chance. Il ne nous restait que l’humour.
«On peut allaiter avec des faux seins?
— Euh… sais-tu, je me suis jamais posé la question.
— Bah, j’suis sûre qu’on peut les enlever pis les remettre.
— Peut-être qu’y peuvent poser des sacs de lait au lieu des prothèses.
— Avec des mamelons-tétines.
— La pauvre conne a mis une photo de sa bedaine sur Facebook.
— Tu la suis sur Facebook?
— Tout le monde suit tout le monde sur plein de réseaux. Vous êtes trois ou quatre en Amérique du Nord à pas le savoir.
— J’oubliais.
— Es-tu en chemin?
— Hum hum.
— Comment tu te sens? Me semble que t’as l’air calme.
— Ça va.
En réalité, ça tempêtait si fort dans ma tête que je plissais les yeux pour me concentrer. L’autoroute était en vue, je pourrais rouler le plus loin possible vers le nord, abandonner mon auto sur le bord d’un chemin perdu et marcher jusqu’au prochain lac sans nom pour aller scruter le fond. Je me terrerais avec les grenouilles, dans le fond boueux, pour laisser passer l’hiver.
«Mes enfants vont avoir un frère ou une sœur…
— Ou les deux. Y a comme une épidémie de jumeaux ces temps-ci.
— La famille de mes propres enfants s’agrandit, mais pas la mienne. C’est comme si on avait pesé sur pause, mais que j’étais la seule à m’être arrêtée. J’suis figée dans le décor pis les autres continuent d’avancer.
— T’es pas sur pause, Diane, tu prends juste un autre chemin.
— J’étais censée prendre le même qu’eux.
— Je sais.
— J’ai l’impression qu’on faisait une belle promenade dans le bois pis que Jacques leur a dit “vite vite, on part de ce bord-là, votre mère nous verra pas”. Là j’suis dans le bois, toute seule…
— Je sais.
— Philippe est pas allé fonder une autre famille, lui.
— Non, mais mes enfants se cachent dans le bois une semaine sur deux. Pis je passe l’autre semaine à les chercher, même quand je les ai en pleine face.
— …
— Diane, t’as le droit d’être en crisse, mais fais pas de gaffe.
— Faut que j’arrête mettre de l’essence. J’suis en pantoufles.
— Pfff… en pantoufles?
— Longue histoire.
— Tu me rappelles tantôt?
— Oui, tantôt.
— Tu fais pas de connerie, là?
— J’ai laissé ma masse chez nous.
— Je t’aime, vieille branche.»
J’ai mis de l’essence, avalé un grand café eau-de-vaisselle et suis tout simplement revenue chez moi. Je ne voyais pas quoi faire d’autre.
Une fois la voiture garée dans l’entrée, j’ai éteint le moteur et suis restée assise derrière le volant. J’ai laissé la douleur monter doucement, comme une marée conduite sans urgence par le mouvement des astres. Elle pouvait venir, je n’avais plus la force de la fuir. J’ai ouvert la bouche pour laisser passer mes gémissements, mes cris, mes hurlements. Je me suis cramponnée au volant pour que mon corps tout entier se transforme en caisse de résonance et j’ai crié de toutes mes forces, et bien au-delà. J’ai crié comme on doit crier sous la torture, désespérément, pour tuer le mal de l’intérieur. Une fois mes poumons vidés, j’ai respiré à fond et recommencé en essayant d’aller plus loin, plus haut, plus fort. Je voulais que le pare-brise éclate, que la voiture explose. Quand j’ai senti que mes cordes vocales commençaient à faiblir, j’ai redoublé d’ardeur pour les tendre jusqu’à l’éclatement. Ma rage nourrissait ma rage, ma peine, insondable, coulait dans mon cou en filets baveux. Mes tripes finiraient par quitter mon corps comme un chapelet de saucisses. Je me purgerais jusqu’à ne lui laisser que la peau. Crever.