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Des nuages bas et violacés rampaient lourdement sur la voûte céleste, pressés les uns contre les autres comme un troupeau de buffles. Un grondement sourd se faisait entendre. L’averse approchait, les gens rentraient précipitamment dans les cases leurs effets épars.

À peine Cavi et Pandion s’étaient-ils réfugiés dans leur hutte, qu’une coupe géante se renversa dans le ciel et le rugissement d’une cataracte couvrit le tonnerre. L’intempérie fut brève, comme toujours ; les plantes exhalaient une odeur forte dans l’air rafraîchi, de multiples ruisselets descendaient en chantonnant vers le fleuve et la mer. Les arbres mouillés bruissaient sourdement sous le vent. Leur murmure austère ne rappelait en rien le chuchotement vif du feuillage par temps sec et ensoleillé. Cavi prêta l’oreille et dit soudain :

— Je ne puis me pardonner la mort de Takel. C’est de ma faute : nous sommes partis sans guide expérimenté, dans ce pays où l’insouciance est fatale pour les étrangers. Et qu’en est-il résulté ? Nous sommes revenus bredouilles, et l’un des meilleurs camarades est couché sur la rive, sous un tas de pierres … Ma sottise a coûté cher … Je n’ose plus recommencer. Nous n’avons donc pas de quoi payer les fils du vent …

Sans rien dire, Pandion sortit de son sachet une poignée de pierres étincelantes et les posa devant l’Étrusque. Cavi approuva de la tête, puis un doute subit assombrit son visage :

— S’ils en ignorent la valeur, les fils du vent risquent de les refuser. A-t-on jamais entendu parler de ces pierres dans nos contrées ? Qui les achèterait comme joyaux ? Pourtant … L’Étrusque demeura songeur.

Pandion s’effraya. La simple hypothèse de Cavi ne lui était pas venue à l’esprit. Il n’avait point songé que ces pierres pouvaient passer aux yeux des marchands pour des brimborions. Le désarroi, la peur de l’avenir faisaient trembler sa main tendue vers les gemmes. A la vue de son angoisse, l’Étrusque reprit :

— Pourtant, j’ai entendu dire autrefois que des pierres translucides, d’une dureté exceptionnelle, étaient importées quelquefois à Chypre et en Carie, de l’Orient lointain, et qu’on les prisait très haut. Les fils du vent les connaissent peut-être ? …

Au lendemain de cette conversation, Pandion se rendit par un sentier au pied des montagnes où poussaient les plantes herbacées aux fruits jaunes. Il était temps que Kidogo revînt. Ses amis l’attendaient avec impatience. L’Étrusque et le Grec voulaient le consulter sur le moyen de se procurer quelque chose de précieux pour les fils du vent. Les doutes de Cavi avaient ébranlé la certitude de Pandion quant à la valeur des pierres du Sud, et le jeune homme en avait perdu le repos. Il se dirigeait machinalement vers les montagnes, dans le vague espoir de rencontrer le groupe de Kidogo. En outre, il voulait être seul pour méditer le projet d’une nouvelle œuvre, qui se précisait de plus en plus.

Il foulait sans bruit le sentier battu. Il ne bottait plus et avait recouvré son allure légère. Les indigènes qu’il croisait, chargés de grappes de fruits jaunes, montraient dans un sourire amical leurs dents blanches ou le saluaient en agitant des feuilles coupées. Le chemin avait obliqué à gauche. Pandion marchait entre deux rideaux de verdure opulente, que le soleil imprégnait de son rayonnement d’or. Dans cette chaude clarté, une femme évoluait gracieusement. Pandion reconnut Nyora. Elle choisissait dans les grappes pendantes les fruits les plus verts et les mettait dans une haute corbeille. Pandion se retira dans l’ombre des grandes feuilles ; son sentiment d’artiste avait tout évincé. La jeune femme allait d’une grappe à l’autre, se penchait souplement sur la corbeille et se haussait de nouveau sur la pointe des pieds, le corps tendu, les bras levés vers les fruits à cueillir. La lumière dorée se jouait sur sa peau noire soyeuse, qui ressortait sur le vert éclatant de la frondaison. Nyora eut un léger sursaut et, la taille cambrée, plongea les mains dans un fouillis de feuilles veloutées. Pandion, hypnotisé, accrocha une tige sèche qui crissa bruyamment dans le profond silence. La jeune indigène se retourna aussitôt et s’arrêta net. Elle avait reconnu l’étranger ; son corps raidi par l’effort redevint calme, elle reprit son souffle et sourit au jeune homme. Mais il ne s’en aperçut pas. Un cri d’extase jaillit de sa poitrine, ses yeux d’or grands ouverts la regardaient sans la voir ; un faible sourire entrouvrait sa bouche. La femme recula, intimidée. L’étranger fit volte-face et se sauva en s’exclamant dans sa langue.

Pandion venait de faire une découverte sensationnelle. Il s’en était rapproché sans cesse, d’instinct ; toutes ses pensées obsédantes, ses réflexions interminables avaient rôdé autour. Il n’y serait point parvenu sans avoir vu et comparé tant de choses, sans avoir cherché à tâtons son chemin. La vie exclut l’immobilité ? Le corps vivant et beau ignore l’immobilité de la mort, il connaît seulement le repos, c’est-à-dire, des arrêts instantanés du mouvement prêt à se changer en un autre, qui lui est opposé. Si l’on capte cet instant et qu’on le représente dans la pierre immobile, la matière inerte s’animera.

C’était ce que Pandion avait vu dans Nyora que la frayeur avait figée, telle une statue de métal noir. Le jeune Grec s’isola dans une petite clairière, sous un arbre. Un témoin fortuit n’eût pas douté de sa démence : il faisait des gestes brusques, pliait et dépliait tantôt le bras, tantôt la jambe, et les observait, le cou tordu et louchant. Il ne rentra chez lui que le soir, surexcité, les yeux brillants, et força l’Étrusque stupéfait à poser devant lui, à marcher et à s’arrêter à son commandement. D’abord Cavi s’exécuta sans récriminer, puis, excédé, il se frappa le front et s’assit résolument par terre. Mais Pandion ne désarma pas : il l’examina encore d’un côté et de l’autre, jusqu’à ce que l’Étrusque se mît à pester et menaçât le sculpteur de le coucher garrotté sur son lit, pour calmer son délire.

— Va te faire voir ailleurs ? cria gaîment Pandion. Je te tordrai en spirale, comme une corne d’antilope blanche.

Cavi ne l’avait jamais vu aussi badin. Il s’en réjouissait, ayant remarqué depuis longtemps la dépression du jeune homme. Il lui envoya une légère bourrade en ronchonnant, et le Grec, soudain résigné, déclara qu’il avait une faim de loup. Pendant le souper, il tenta d’expliquer à l’Étrusque sa grande découverte. À sa surprise, Cavi s’y intéressa vivement et l’assaillit de questions, désireux de bien comprendre les difficultés qu’éprouvait l’artiste à reproduire les formes vivantes.

Les deux amis prolongèrent leur entretien jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Soudain, quelque chose masqua la clarté des étoiles, qui pénétrait par l’entrée de la hutte, et la voix de Kidogo les fit tressaillir de joie. Le Noir, revenu à l’improviste, avait tenu à revoir tout de suite ses camarades. Interrogé sur le succès de la chasse, il répondit évasivement, se prétendit las et promit de montrer ses trophées demain. Cavi et Pandion lui racontèrent la mort de Takel et l’expédition organisée par l’Étrusque en vue de se procurer du bois noir. Kidogo entra en fureur, cria que c’était faire outrage à son hospitalité et traita même Cavi de vieux chacal. Finalement il se tut, sa colère étouffée par la douleur d’avoir perdu un camarade. Alors, les deux autres lui confièrent leurs alarmes au sujet de la paye que réclameraient les fils du vent, et lui demandèrent conseil. Le Noir les écouta avec une parfaite indifférence et partit sans répondre.

Les deux amis, découragés, attribuèrent cette conduite bizarre au chagrin causé par la mort du Libyen. Ils se retournèrent longuement sur leurs couches, dans une méditation silencieuse.

Kidogo reparut tard dans la matinée, sa bonne figure empreinte de malice. Il avait amené tous les Libyens et une foule de jeunes indigènes. Ceux-ci clignaient de l’œil aux étrangers perplexes, riaient aux éclats, se parlaient à l’oreille, échangeaient des bribes de phrases dans leur dialecte. Ils faisaient allusion à la sorcellerie propre à leur tribu et certifiaient que Kidogo savait transformer de vulgaires bâtons en ébène et en ivoire, et le sable de rivière en or. Les étrangers entendirent encore ces balivernes sur le chemin de la maison de leur ami noir. Kidogo les conduisit vers une petite remise qui différait des habitations par ses dimensions réduites et par la présence d’une porte calée d’une grosse pierre. Lorsque Kidogo eut écarté la pierre avec l’aide de plusieurs hommes, les jeunes se rangèrent de part et d’autre de l’entrée grande ouverte. Kidogo entra en se courbant et fit signe à ses compagnons de le suivre. Cavi, Pandion et les Libyens, qui n’y comprenaient toujours rien, se tenaient dans la pénombre sans proférer un mot, jusqu’à ce que leurs yeux se fussent accoutumés à la faible lueur issue d’une fente annulaire, entre la retombée de la toiture conique et le bord supérieur du mur en pisé. Ils aperçurent alors de grosses bûches noires, un amas de défenses d’éléphants et cinq hautes corbeilles remplies de noix miraculeuses. Kidogo dit d’une voix forte, en dévisageant ses camarades :